Quand des cinéastes et des psychanalystes se rencontrent


 

Cette année 2024 l’Association de la Cause freudienne à Angers a reçu Una Gunjak réalisatrice de Excursion et Karim Bensalah réalisateur de Six Pieds sur terre.


                                                           bande annonce Six pieds sur terre


bande annonce Excursion


Dominique Fraboulet  (DF)

Vos 2 films abordent la dimension de la vérité et du mensonge et la dimension  de l'énigme. L'énigme de la sexualité, l'énigme de la mort qui sont aussi énigmes pour la Psychanalyse. Que veut une femme ? Freud s'est arrêté sur cette question, espérant que des femmes psychanalystes pourraient en dire davantage que lui. Les femmes cinéastes peuvent-elles nous éclairer sur cette question ?

Una Gunjak  (UG)

Le personnage principal d'Excursion a 15 ans. Je crois que ses désirs ne sont pas du tout conscients et c'est surtout cela que je voulais explorer. Comment elle peut  manifester ses désirs et quelle sera la réaction de la société.

Karim Bensalah  (KB)

Son histoire (l’histoire du personnage du film) est construite autour d'un mensonge. Comment on se construit dans le rapport au réel, comment on est dans le déni : c'est la question qui m'intéresse. Et, lui, il ment, il se ment par rapport au deuil de sa mère qu’il dit avoir fait alors que ce n’est pas le cas. Il ment sur son identité. C'est lié à la question de l'angoisse et de la peur, la peur d'être enfermé, l'angoisse de la mort. Comment se construit le déni à partir de la peur et de l'angoisse.

Gérard Seyeux (GS)

Lacan invitait le psychanalyste à rejoindre la subjectivité de son époque. Je trouve que vos deux films montrent que le cinéma aussi interprète la subjectivité de son époque, tant en ce qui concerne la sexualité que la mort. Seriez- vous d'accord avec ça ?

UG

Oui, peut-être, si on veut l'interpréter comme ça. En tout cas, elle aide à révéler des choses. Il y a toujours deux personnes : celui qui est dans l'écoute des images et la réalisatrice ou le réalisateur qui se laissent en fait aller à leurs propres fantasmes. Ca peut révéler des choses intéressantes. En fait, c'est quelquefois dangereux dans le processus créatif de se  poser trop de questions trop tôt. Il faut plutôt laisser parler la réalité qui nous est personnelle.

KB

Avec le flux d'images qu'on a aujourd'hui je pense que c'est essentiel de s’interroger pourquoi on crée des images aujourd'hui, le sens de ces images. Donc la question de la subjectivité de l'époque ? Tant mieux si vous trouvez ça dans nos films, ça veut dire que j'ai réussi à toucher à ce qui m'entoure, là maintenant. Quand on est en lien avec le monde, avec le réel, on est le reflet de ce qui se passe et on essaie d'ouvrir les questions par rapport à ce qui nous interroge. Donc oui, enfin je pense que le cinéma est le lieu pour ouvrir ça. Enfin, je pense que c'est un peu la question de l'art en général.

GS

Comment on se construit par rapport au réel ? Je voudrais aborder la question en lien aussi avec la vérité et le mensonge, la question du fantasme. Et je trouve que c'est particulièrement évident dans votre film Excursion, puisque la jeune adolescente se construit un scénario. Elle s'installe dedans et ça lui échappe complètement d'une certaine façon. Ce qui lui échappe c'est sa vérité à elle. Sa fiction devient sa vérité et elle est un peu perdue là-dedans.

UG

Il y a quelque chose qu'elle ne comprend pas, le désir qu'elle commence à sentir qui commence à faire partie de sa propre réalité et auquel elle ne sait pas réagir. Le mensonge l’aide en fait à se construire un fantasme pour se protéger de l’angoisse qu’elle a ressentie devant le refus du garçon et ça lui échappe complètement. Elle est obligée de vivre son propre mensonge qui devient sa propre réalité.

GS

Oui, je trouve ça intéressant que vous expliquiez ça comme une réponse à l'énigme, comment on se construit par rapport au réel qui finalement est quelque chose de complètement énigmatique.

KB

Le rapport au réel passe par sa sexualité, par son rapport familial. Ce qu’on voit on le voit toujours à travers le prisme d’une structure émotionnelle et je voulais explorer sa capacité à voir à travers ce qu’on voit et à travers ce qu’on ne veut pas voir, ou ne peut pas voir.

GS

Pour nous, les psychanalystes lacaniens, le réel c’est ce qui n’a  pas de sens. Et le hors sens dans votre film, Karim, c'est quand même le hors sens de la mort. Et votre personnage se construit par rapport à ce hors sens de la mort de la mère. C'est à ça que je pensais quand vous parliez de se construire par rapport au réel.

KB

Oui, mais la mort, c'est l'absence. Je donnerai une dimension physique au réel en fait. Le corps ne ment pas, la tête a la capacité de mentir, de se mentir. Donc c'est ce rapport-là qui m'intéresse que j'ai envie de creuser.

DF

Le mensonge, justement, vient mettre quelque chose sur le réel, sur ce qu'on ne comprend pas, puisque le réel, au sens de la psychanalyse, est ce qui ne peut pas être imaginé, et ce qui ne peut pas être mis en mots. Donc on essaie par le fantasme de se protéger de ce qui est innommable. Et le mensonge, c'est aussi une protection.

KB

Absolument. C'est ce mensonge-là qui lui permet en tout cas de survivre au moment où commence le film.

GS

C'est pour ça qu'à la place de mensonge, moi j'utiliserai le terme  de fiction.

UG

Une affabulation, la création d'un récit propre qui est toujours un peu la projection de ce que on voudrait être dans nos sociétés, dans la collectivité, avec les autres. On se crée un récit, on le vit et  même si on sait ce qu'est la vérité on vit autre chose, on vit toujours le récit qu'on se raconte.

 DF

Est-ce que la création cinématographique a été pour vous aussi dans votre vie une façon de mettre quelque chose sur le réel qui était insoutenable ?

UG

C'est  toujours la réaction au monde qui vous provoque à écrire quelque chose, à imaginer, à créer une scène. Il y a des questionnements, d'où ça vient, pourquoi je m'intéresse à ce sujet-là ? Qu'est-ce que ça veut dire être une femme ? Comment je me sentais, moi, à leur âge ? Est-ce que je me sentais femme au-delà des définitions et de ce qu'on peut apprendre  avec l'éducation. En fait, c'est quoi ce sentiment qu'on peut vraiment identifier dans notre être, le rapport à la sexualité, à l’érotique de notre vie. Pourquoi l’injustice sociale profondément misogyne m’a autant touchée ? C’est un questionnement personnel, oui.

KB

Dans tous mes films, je parle d'un fait réel. Faire des films, c'est me raccrocher au réel. Je crois que j'ai de plus en plus peur de ce qui se passe autour de moi et faire des films, c'est me ré-ancrer dans la terre, dans la chair, c'est explorer des territoires et des gens que je n'irai peut-être pas voir spontanément.

UG

La question personnelle est vraiment la plus importante pendant la création. Une sorte de folie interne qui nous emmène.

GS

J'avais envie de vous interroger sur votre désir de cinéma. Face à l'horreur du monde, d'une certaine façon, votre moyen à vous, c'est de faire des fictions. Comment vous est venu le désir  de cinéma à tous les deux ?

KB

Moi c'est la mort de Fellini mon premier choc cinématographique. Ma mère me dit « Ah ça c'est vraiment un cinéaste très, très intéressant. Il faudrait que tu ailles voir. Il a fait un film qui s'appelle la Dolce Vita et ma mère à l'époque m'avait interdit d'aller le voir parce que c'était trop osé, alors évidemment, ça a attiré ma curiosité. Et voilà. J'ai découvert quand même un autre univers par rapport au film grand public d'action américain. Tout à coup je découvre un univers poétique assez dingue. Et puis une projection des désirs quand même qui est très forte, donc ça, ça a été mon premier émoi cinématographique. Je pense qu'aujourd'hui ce qui me meut, c'est la question de la rencontre. En fait, pour moi, le processus même de fabrication d'un film, m'intéresse autant que le résultat. C'est l'endroit de la rencontre, c'est la possibilité d'aller ailleurs, de faire des recherches, de m'interroger, de rencontrer des gens, de m'en inspirer. La rencontre de l'autre, et puis à travers le public, de donner à voir un autre espace, en fait aussi donner voix à l'autre.

UG

Le vrai désir de cinéma est né dans un endroit qui me tient particulièrement à cœur, le centre culturel français à Sarajevo. J'ai vu Allemagne année zéro. Et, ça m'a marqué profondément parce que tout d'un coup, il y avait une forte identification, bien sûr, avec le personnage d'un d'enfant pendant la guerre, ce que j'étais moi-même. C'est le néoréalisme italien qui m'a formé. C’est le registre avec lequel je fais du cinéma aujourd'hui. Le goût pour les acteurs non professionnels, pour une réinterprétation du réel à ma façon.

KB

Moi aussi j'ai découvert Fellini au centre culturel français à Dakar. Voilà l'importance de ces endroits là aussi.

GS

Je note aussi l’importance de votre mère  qui dit c'est un cinéma important. Et pas n'importe quel cinéma et, commencer la carrière cinématographique par la Dolce Vita, c'est quand même pas rien ?

DF

Il y a toujours une transgression dans le désir. Votre mère vous dit « il ne faut pas regarder ça, ça n’est pas pour toi » et donc vous n'avez qu'une envie, c'est  d'aller regarder ça ?

KB

Oui, je crois que c’est elle qui m'a appris la transgression.

KB

Mes courts métrages sont que des histoires de femmes et mon premier long métrage, une histoire d'homme. Il y a une évolution. Aujourd’hui mon cinéma passe plus par mon père. Les femmes m'ont fait redécouvrir les hommes en fait.

GS

Les pères. On peut penser qu'il y a une figure paternelle dans le personnage de Hadje.

KB

Ah oui, oui, bien sûr, complètement. C'est le père de substitution.

DF

Et puis il y a l'idée quand même qu'il faut accepter la mort, accepter sa propre finitude pour se retrouver dans la génération, ce qui est avant, ce qui est après, et c'est ce que vous montrez dans votre film. C'est à partir du moment où il fait le deuil de sa mère qu'il peut redécouvrir son père. Et ça passe par la chanson Je viens te chercher qui est dite en français au début du film ; à la fin, il reprend cette même chanson, mais en arabe. Comme s’il avait fallu toute la dimension du film pour qu'il puisse se réapproprier son être et son être arabe.

KB

Il se réinvente. Il trouve une unité à sa multi-identité, voilà. Il est fait de morceaux éparpillés. Il a vécu dans plein de pays. Il est un peu comme moi. Il est de partout sans être vraiment d'un endroit. Comment se sentir unifié là-dedans ? Au début il subit et à un moment donné il comprend que c'est à lui de créer son propre espace de vie et sa façon d'être au monde, et c'est de l’ordre de la création.

QUESTION de la salle

 Dans vos deux films, il y a la question de la recherche d'identité, de l'ancrage qui en passe par ce processus de création. Pour nous psychanalystes, devant le réel il faut bricoler quelque chose pour essayer de se débrouiller dans la vie. Dans ce processus de réalisation qui a été le vôtre pour ce premier long métrage  tout était-il pensé, écrit, ou bien est-ce que vous avez appris quelque chose de vous-même ?

 UG

Je ne me suis jamais sentie autant nue que pendant le tournage. Quel genre de film ça va être ? Qu'est-ce qu'il va dire de moi ? Comment  je  vais marcher entre les hommes et les femmes bien sûr ? C'était affreux, horrible, éprouvant, hyper éprouvant. Je ne me suis jamais sentie autant vulnérable et c'était très difficile de l’expliquer à quelqu'un. Dans le processus de la création, il faut communiquer les idées, communiquer les sensations. Ça vous force en fait à  parler même des choses que vous voulez cacher. J'ai de la chance de travailler avec des gens qui sont assez discrets. C'est absolument nécessaire de ne pas expliquer tout parce qu'en fait il faut laisser toujours la place à l'autre imaginaire. Après il existe une grande libération. C’est comme un rite de passage.

KB

J'essaie de me cacher quand je suis dans mon processus de fabrication. Pour me préserver. C'est sûr que c'est un  processus où on apprend à se connaître. Mais je suis entièrement d'accord avec toi, il ne faut pas tout expliquer. Et je crois en  la part de mystère et la part de magie, il faut laisser émerger des choses, quelque chose qui arrive avec une évidence que j'ai envie de mettre parce que  j'ai un sentiment profond que c'est ce que j'ai envie de mettre à l'écran, ce que j'ai envie de dire, c’est une nécessité, une vérité subjective forte. Mais il faut laisser le temps de le sentir en fait. Et tout à coup émerge cette évidence-là.

DF

Je dirais que c'est aussi ce qui se passe dans une psychanalyse où au départ, on veut effectivement donner du sens et tout expliquer, et au bout d'un certain temps, on lâche et c'est à ce moment-là, peut-être, que la personne peut changer.

KB

Ah oui je crois que mon processus c'est d'apprendre à lâcher, c'est oser faire. Voilà on est plein de questionnements, est-ce que mon film va être apprécié, pas apprécié ? Est-ce qu’ il va s’insérer dans le marché ? Mais en même temps c'est ça que j'ai envie de raconter, donc on est dans une bataille constante donc moi il faut que je lâche pour sentir où se situe ma vérité.

UG

Si on veut tout expliquer on est dans un processus de protection trop élevé et voilà, il faut un lâcher prise, mais aussi se faire confiance. Un film c’est une combinaison magique d’images et peut-être que ça va dire une vérité plus profonde.

GS

C’est intéressant parce que ça m'évoque ce qui nous est cher, c'est à dire l'inconscient, ce qui se passe à l'insu de votre plein gré, cette espèce de savoir qu'on ne sait pas qu’on sait et qui vous anime quand même et qui fait que, d'une certaine façon, vous avez le sentiment d'être agi par le film. Mais en fait, ça dit quelque chose d'une vérité cachée, inconsciente, et fondamentalement d'un désir.

MCC

Merci beaucoup pour votre témoignage qui m'évoque des phrases de Lacan, qui dit « il n'y a que l'angoisse qui ne trompe pas » et « on ne peut aborder le réel qu'avec des fictions ». Je trouve que vous témoignez de ça, vous allez vers quelque chose que vous ne savez pas exactement et c'est éprouvant. Et ça produit quelque chose qui va  parler de ce qui est votre fil à vous, votre folie, votre angoisse par rapport à un réel. Et il faut suivre ce fil. Merci beaucoup de témoigner de ça qui rencontre la psychanalyse en effet.

 

QUESTION de la salle

Y-a-t-il  une volonté de faire passer un message  dans vos films ?

UG

Personnellement, je n’aime pas les films avec des messages. Je ne voulais pas donner des réponses mais poser des questions. Il y a juste le désir de construire quelque chose à partir de ce que je vois, peut-être le réel, la complexité des personnages et des relations entre les différentes couches de la société, et  se questionner sur ses propres jugements.

KB

Moi non plus je n’aime pas les messages du tout parce que je trouve que c'est donneur de leçons et se mettre au-dessus du spectateur dans une relation de pouvoir. Je veux peut-être témoigner d'une expérience personnelle,  dire ce que j'ai pu comprendre ou toucher du doigt. Le cinéma est aussi un espace de construction de liberté ou d'idéal.  Donc voilà, dans ce sens-là, ça va avec mon cheminement, mon développement personnel. Sur la question du réel, je dirais que pour moi, le réel, c'est les phénomènes extérieurs et intérieurs qui nous atteignent qui nous touchent, qui viennent nous impacter.

GS

C'est intéressant ça, puisque Lacan dit « le réel, c'est ce contre quoi on se cogne ».  « Ce qui vient nous impacter » vous dites ça à votre manière, mais c'est ça, une espèce de rencontre comme ça, tout d'un coup ça vous saute à la gueule.

QUESTION de la salle sur la difficulté à filmer la mort.

KB

La mort est un sujet qui m'obsède vraiment depuis très longtemps. Montrer la mort en face sans être morbide, sans être dans la fascination. C’est plutôt traduire ce que moi j'interprète du rapport de l'islam à la mort qui est d'intégrer la mort dans la vie. La culture catholique de ma mère a un rapport très influencé par la culture portugaise qui a un rapport à la mort très pesant. Et du côté de l'islam, il n’y a pas ça et c'est ça que j'ai voulu transmettre. Je n’ai pas eu peur du tout de l'aborder à la fois de façon frontale et de façon plus spirituelle. C’est très beau ce passage du monde des vivants au monde des morts et le passeur c’est qui veut.

QUESTION de la salle

A quel moment sentez-vous que c'est fini et que c'est comme que ça doit être ?

KB

En fait, on se pose tout le temps la question de quand finir, à tous les stades, écriture, tournage, montage. Pour moi, le plus douloureux, c'est le montage. Le montage est encore un potentiel  et au fur et à mesure qu'on avance dans le montage, le film se fixe de façon définitive. Il meurt. Le film meurt pour moi. Il naît pour les autres, mais pour moi, il meurt. La fin du montage a été douloureuse.

UG

Je suis monteuse. Et donc le montages c'était vraiment là où je me sentais la plus sûre ? Et je savais en fait qu'il y avait un bon film dedans et j’en voyais toutes les possibilités. C'était assez rassurant et deux semaines de plus ne coutent pas plus cher. Donc je n’avais pas peur de cette fin-là. Mais le tournage c'était traumatique parce que là, si t'as mal tourné, en fait ton scénario, tu le jettes à la poubelle.

DF

Le mot de la fin ?

GS

Je voulais à nouveau citer Isabelle Huppert qui disait que le cinéma était une voie royale pour explorer la subjectivité. Vous en avez très bien parlé. Et elle faisait remarquer que le cinéma était né à peu près en même temps que la psychanalyse et ce n'était pas tout à fait un hasard. Voilà ce que je vous proposerai pour la fin, la fin de la séance.

 

Compte rendu réalisé par Dominique Fraboulet