Le cinéma, un art du mensonge pour dire la vérité
Rencontre avec David Depesseville
réalisateur d’ « Astrakan »
« Astrakan » est le
titre du premier long métrage de David Depesseville, présenté au festival
Premiers Plans 2023 dans la section Diagonale. C’est aussi le nom du mouton
noir sacrifié dans le ventre maternel pour vendre sa fourrure. C’est aussi bien
l’enfance sacrifiée de Samuel, 12 ans, placé chez Marie et Clément qui
s’occupent de lui contre de l’argent, étonnante transaction où l’affection se paye. La violence côtoie la
tendresse, la souffrance d’un enfant
s’exprime par le corps à défaut d’être dite et entendue par le monde sourd qui
l’entoure.
D’où vient ce film ?
« Au départ, il y a cette
histoire des nourrices morvandelles du 19é siècle qui accueillaient des enfants
orphelins pour gagner de l’argent. Il y a eu beaucoup d’abus, les enfants
travaillaient dans les champs en tant que main d’œuvre gratuite, et des abus
sexuels aussi. Les disparus de l’Yonne sont tous des enfants de la DASS. Ça
m’émeut ces enfants abandonnés à leur sort. Etant moi-même originaire du
Morvan, j’en ai côtoyé dans la classe, et je sentais qu’il y avait un jugement
sur ces enfants-là ; on ne disait pas bâtard mais…
Ce film n’est pas
autobiographique… Mais il y a une toute première DASS dans ma vie, c’est celle
de mon grand-père paternel, orphelin lui-même qui porte le nom de sa famille
d’accueil qui est aussi mon nom Depesseville.
Il était taiseux et je ne connais rien de son histoire. Mais j’imagine que je
suis chargé d’une histoire trans générationnelle.
En effet une pure fiction n’est
pas possible. Surtout pour un film sur les enfants qui oblige à récupérer ses
propres souvenirs et ses émotions primitives. De plus la fiction en mentant peut
révéler une vérité et c’est ce que j’aime au cinéma. C’est même la base pour
comprendre ce qu’on fait en tant que réalisateur si on veut en faire notre art.
C’est pour cela que le cinéma est présent à l’intérieur même de mon film :
l’émotion entre les deux frères qui regardent Laurel et Hardy, le trouble
sensuel avec la voisine et la fin du film inaugurée par la sortie du cinéma.
Samuel sort du cinéma comme d’une grotte pour aller explorer autre chose. La
caverne de Platon est un des mythes fondateurs du cinéma ».
Le cinéma comme terrain de
recherche
« Je vois le cinéma comme un
terrain de recherche sur les traces du passé qui survivent dans le présent
comme ces inscriptions laissées par ces orphelins dans les écuries où ils
dormaient. Ces traces qu’on veut laisser pour faire récit. C’est de là que
m’est venue l’idée du mot caché sous la brique. Je ne sais pas pourquoi mais
ces traces du passé m’émeuvent beaucoup… comme une bouteille lancée à la mer. Le
manque aussi peut révéler une présence.
Le cinéma est aussi un terrain de
recherche personnelle et j’attends d’être surpris par mon film et le retour des
spectateurs. Alors que c’était écrit dans le scénario j’avais sous-estimé la
présence des signes religieux qui sont pourtant très présents dans le film. Une
éducation catholique, ça laisse des traces ! Il y a aussi des mots que
j’ai entendus enfant et que je n’ai pas compris : je les mets dans le film
et peut-être qu’un jour quelqu’un viendra m’expliquer. Par exemple Luc demande
d’où vient son prénom et dit « est ce que cela a rapport avec le garde
forestier ».
Il y a aussi cette vraie question
présente dès le début et qui continue dans mes projets à venir « qu’est ce qui fait famille ».
Orphelin, on veut intégrer une famille mais qu’est-ce que ça veut dire ?
Cette question est moteur pour moi, pour ma réflexion. Il y a aussi la famille
de cinéma et d’où je filme. Je suis traversé par des films que j’oublie mais
que j’ai intégrés. Quand Samuel est sur le ponton et se jette dans l’eau tout
habillé, il y a quelque-chose de similaire dans Mouchette de Bresson. C’est pas
fait consciemment du tout ».
La mort est très présente dans le
film. « Le lapin qu’on dépiote, les chatons qu’on tue, Samuel qui se
laisse glisser dans le lac, le sang sur l’aube immaculée ou sur la neige,
l’enterrement de l’oncle, l’astrakan. Et le faux sang avec la sauce tomate qui
simule le suicide. Cette blague que j’ai faite à mes parents, croyant les faire
mourir de rire. C’est étrange cette façon qu’ont les enfants de signifier que
ça ne va pas. Je continue d’interroger ça ».
Psychanalyse et cinéma ont
quelque chose à voir.
« Psychanalyse et cinéma
ont quelque-chose à voir » c’est ce que nous dit David Depesseville. Son
propre film est révélateur de son propre inconscient. Mais il réveille aussi
l’inconscient du spectateur et cela peut être violent. A l’instar de
« cette femme qui s’est mise en colère à l’issue d’une projection et m’a reproché
ma perversité. Ou bien de certaines personnes qui sont dans le déni « ce
que vous dites n’existe pas ». Le spectateur vient aussi avec sa propre
histoire. Il faut aussi accueillir ça. Le cinéma et la psychanalyse ne sont-ils
pas nés à la même époque ? »
David Depesseville dit se méfier
de la psychologie qui donne du sens, trop de sens. Avec son film Astrakan nous
serions plutôt du côté de la psychanalyse lacanienne qui aborde le hors sens,
le hors sens de la jouissance et qui donne une place au corps, au corps parlant.
De plus il a l’idée que le mot n’est pas la chose. « Un mot est ouvert à
toutes les résonnances, ça m’intéresse vraiment beaucoup, j’ai joué avec
les mots toucher, pupille, vous donnez ce que vous pouvez… Et si je n’assigne
pas non plus ni l’époque ni le lieu c’était aussi pour échapper à ça égale ça ».
Le cinéma comme force d’évocation
« Je vais vous raconter
cette histoire-là, vous faire voyager dans cette histoire-là, je vous fais
confiance, vous êtes adulte. Le cinéma doit évoquer, suggérer par des ellipses,
des choix de certains détails, des images d’infra-basse, et ne pas être dans la
monstration. Le film ne doit pas se
réduire à « j’ai quelque-chose à vous dire sur les abus ». Il doit créer
une distance et laisser de la place au spectateur, entretenir cette place vide qui est si
importante pour moi. Il y a des films qui ne plaisent pas, qui font réagir et
c’est la règle du jeu. Ce qui compte pour moi c’est que certaines personnes y
soient sensibles. »
« Le cinéma m’aide à vivre.
J’ai besoin de mettre en récit, en forme, essayer de comprendre et quand Samuel
dit « je la connais mon histoire » je ne peux pas m’empêcher, moi,
d’être synchrone avec lui. Je voulais raconter cette histoire-là, parler des
orphelins, sans faire de clichés misérabilistes et victimaires et sans faire
des parents des thénardiers ».
Dominique Fraboulet