Quand des réalisateurs, des réalisatrices et des psychanalystes se rencontrent.

 ©Amandine Lesca

Ce qui se voit, ce qui se dit, ce qui se cache en 2022

Comme chaque année, le dernier jour du festival Premiers Plans, une rencontre a lieu entre des réalisateurs de la compétition et des psychanalystes. Cette année 2022, une réalisatrice, Jacqueline Lentzou, et un réalisateur Marchos Massalas ont accepté de rencontrer Gérard Seyeux, psychanalyste membre de l’Ecole de la Cause freudienne. Était aussi présente Anne Delseth, membre de l’équipe de programmation du festival. Cette table ronde était traduite par Bernard Reeves et animée par Dominique Fraboulet.

Le film de Jacqueline Lentzou Moon, 66 questions met en scène une jeune femme Artémis qui revient chez elle à Athènes pour s’occuper de son père malade.

Dans le film de Christos Massalas, Broadway est un lieu d’accueil pour les paumés hauts en couleur, les pickpockets « tous ceux qui sont dans la merde » et qui demandent à être sauvés.


Dominique Fraboulet : D'où vient cette idée d’avoir voulu faire du cinéma ? 

Jacqueline Lentzou : je ne sais pas… Ce n’est pas quelque chose qu'on prévoit, c’est quelque chose qui arrive. A six ou sept ans, je voulais devenir écrivaine, pour exorciser ce que j'avais ressenti, écrire pour tuer les choses douloureuses. Et quand à quatorze ans j’ai commencé à faire des films, c'est parce que les mots ne suffisaient pas.

Jacqueline Lentzou ©Kevin Belleville                                Christos Massalas ©Amandine Lesca

Christos Massalas : le désir de cinéma a toujours existé. Depuis que je suis tout petit, je n’ai jamais eu une autre idée que de faire du cinéma. Depuis que j’ai vu et revu en boucle La belle au bois dormant, celle que le prince doit sauver. Je m’en inspire encore dans mon film où les trois drag-queen sont les trois bonnes fées et où chaque personnage doit en sauver un autre. Je suis obsédé, maudit par mes fantasmes. Et faire un film c’est une façon de garder un équilibre.

Gérard Seyeux : un psychanalyste est animé par le pouvoir de la parole. Mais la psychanalyse lacanienne ne va pas sans le corps. Vos deux films ne sont pas très bavards mais le corps est mis en scène d’une façon assez remarquable ; pour vous Jacqueline Lentzou avec le corps du père qu’il faut remettre debout, et pour vous Christos Massalas avec le corps des femmes et la chorégraphie. Qu’en pensez-vous ?

JL : pour moi, le corps et l’esprit ne font qu’un. C’est une unité. A six ans mes parents se sont séparés et je passais un week-end chez l‘un et un week-end chez l’autre. Quand je faisais ma valise pour aller chez mon père, je n’avais plus aucune sensation de mes mains. Je savais, sans savoir comment je savais, ni pourquoi, que cette sensation était l’expression du malheur, de la tristesse que j’éprouvais de cette séparation. Et quand ce film m’est venu, je savais que le corps du père allait représenter un personnage beaucoup plus fort que ses paroles. Notre façon de marcher, bouger, de s'exprimer corporellement montre ce que l’on ressent.

CM : le corps est  un marqueur de la transformation. Jonas se transforme en Barbara pour échapper à son agresseur. Mais ce faisant, cette transformation physique mène à une transformation intérieure, à l’être femme qui se révèle et que Jonas alias Barbara devra assumer.  Jonas, sur ses talons aiguilles, devra trouver l’équillibre.


GS : Jacqueline Lentzou vous avez l’idée que la parole est thérapeutique, que certaines maladies pourraient être améliorées par la parole. Qu’en dites-vous ?

JL : Je pense vraiment que parler ça vous sauver. C'est pour ça que j'adore la psychanalyse et Lacan. Et ce n’est pas seulement parler, c'est le choix de chaque mot qui est important, le mot que vous choisissez de dire. Dans mon film, Artémis veut savoir pourquoi son père s'est figé, s'est arrêté de vouloir exister. Elle pense que s'il s’exprime, alors tout son corps va pouvoir respirer. Donc parler oui, c’est une thérapie.


DF : Que faites-vous de  l‘inconscient, ce lieu du savoir refoulé ?

JL Mon héroïne ne sait pas ce qu'elle cherche mais elle sait qu'il y a quelque chose d’insu, un secret refoulé qu’une grande douleur vient voiler.  Artémis se cognant  contre les murs avec sa voiture provoque une douleur physique qui fait émerger la douleur psychique inconsciente et lui révèle le secret enfoui.

CM : ce n'est pas la prise en compte de l’inconscient qui va éviter à Nelly de retomber dans ses plans foireux qui ne cessent de se répéter. C’est une rencontre avec quelqu’un qui viendra la sauver, l’aider à se transformer et devenir elle-même sauveur de quelqu’un d’autre. Mais à Broadway sauver, être sauvé ne va pas sans la contrepartie du pouvoir et de la soumission. On y perd toujours quelque-chose. Broadway c’est le paradis perdu.

Anne Delseth : à propos de Broadway j'avais lu que c'était un film qui défendait les opprimés, les invisibles qui deviennent visibles.

DF : Il y a dans ces deux films ce que l'on voit et que l'on ne voit pas,  ce que l'on sait et que l'on ne sait pas. Christos Massalas a l'art de filmer la diversion : les hommes sont fascinés par les femmes qui dansent et ne voient pas ceux qui leur font les poches. Jacqueline Lentzou a l'art de filmer le secret, l'invisible, la lettre que l'on ne lit pas, ce qui existe et que l'on ne voit pas mais qui est là quand même. Cela figure bien ce que l'on pense de l’inconscient.


DF : une question à Anne Delseth : cette année les films sélectionnés sont moins noirs que d’habitude. On a même ri. Est-ce un choix de la part des programmateurs ?

AD : je suis contente que vous ayez ri. Nous avons fait attention à cela. À la fois nous avions envie de montrer un échantillon de tout ce qui s'est fait sur deux ans et montrer que le festival est une fête tout spécialement cette année, année de retrouvailles après le covid. Il n'y a pas de critères de sélection. Le choix est toujours subjectif. C'est un coup de cœur et le fruit de discussions entre nous. C’est l'essence du film qui compte : ce n'est pas simplement « c'est bien, c'est pas bien ». Un réalisateur a écrit un film, a lutté pour le faire sans argent le plus souvent. Jamais rien n'est laissé au hasard, il y a une idée au départ. A nous de nous poser la question : qu'est-ce qu’il a voulu dire. 

Une spectatrice dans le public  intervient : les critères concernent toujours « le pour tous ». La création se fait au un par un et la sélection aussi. C'est précieux. Donc des désirs qui échappent à ceux qui les promeuvent et qui font mouche chez les spectateurs.


Une question posée par le public sur la réception du spectateur.

JL : le public, c'est chacun de vous, un rassemblement d'individus. Et il y a autant d'interprétations que de gens qui voient le film selon ses propres points de vue. En faisant le film, je ne pensais pas à la réaction du public. Ce n'est pas pour cela que je fais un film. Je fais un film pour exprimer ma propre voix.

CM : mon film aborde les questions de genre, et donc les préconçus existent dans le public. Tout ce qu'on peut faire c’est d’être conscient de cela, être le plus honnête et le plus intègre possible avec soi. Et après quand le film est fini, c'est à chacun de vous.

 DF : Le cinéma c'est comme une histoire d’amour, deux inconscients qui se rencontrent, celui du réalisateur et celui du spectateur.

 

GS : Qu'en est-il des plateformes ?

 JL : c'est un danger si votre projet n’est pas complètement stable, si vous êtes influençable. Mais si vous savez où vous voulez aller, alors rien ne vous empêchera d’y aller. 

GS : cela veut dire que vous ne cédez pas sur votre désir et c'est plutôt agréable à entendre.

 

Une question posée par le public : La famille est en jeu dans vos deux films. Quelle est votre intention ?

 JL : la famille est la première unité avec laquelle on entre en contact, et la façon d’inter-réagir avec elle dans la petite enfance est très importante. Pour moi il a bien fallu admettre qu'il y avait un problème. Et petit à petit, il y a une évolution, les choses ne sont plus refoulées et cela crée une ouverture.

CM : j'invente une autre famille à Broadway, celle où l'on va quand on est dans la merde.  La notion de famille est différente pour chacun en fonction de son vécu et de son origine culturelle. Ma famille de sang est une famille avec des frères, des sœurs, des demi-frères, des demi-sœurs, deux mères. C'est avec cela que j’ai grandi. Alors je préfère créer une autre famille.


GS : dans Broadway il y a le décor, la danse, la musique, les bandes rivales, peut-on dire que c'est West Side Story à la grec ?

CM : si vous voulez, je veux bien pour le marketing.

 

Compte rendu réalisé par Dominique Fraboulet


                                                                                    bande annonce de Moon 66 questions de Jacqueline Lentzou

Broadway de Christos Massalas


Anne Delseth, Gérard Seyeux, Christos Massalas, Bernard Rives, Jacqueline Lentzou



                                                            Bernard Rives, Gérard Seyeux, Jacqueline Lentzou, Christos Massalas, Dominique Fraboulet