Une histoire d'amour et de désir
Une histoire d’amour et de désir
De Leyla Bouzid
Lors de l’Estival de Premiers
Plans 2021 Leyla Bouzid
est venue présenter son deuxième long métrage « Une histoire d’amour et de
désir » Ce film a clos la quinzaine des réalisateurs de Cannes. Il a reçu
le Valois de diamant au festival d’Angoulême.
Une histoire d’amour et de désir sur
fond de littérature érotique arabe est inédite dans le cinéma. Filmer une
première fois chez un garçon, érotiser le corps masculin manquait dans la
production cinématographique. "Pourquoi l’érotisme ne passerait-il que par
le corps féminin, et pourquoi un homme n’aurait-il pas le droit d’hésiter et de
douter » dit Leyla Bouzid. Ce film
pose une question sur le désir impossible d’un jeune homme. La première image nous
montre le corps flou d’Ahmed à travers la vitre de la douche.
Ahmed quitte sa mère pour se rendre
à La Sorbonne. Dès les premières images, le jour de la rentrée universitaire,
c’est un personnage mal à l’aise, au regard à la fois fuyant et interrogateur
que capte la caméra. Très vite dans la file d’attente des étudiants Ahmed est
attiré par Farah, jeune tunisienne belle et émancipée, venue à Paris pour ses
études, et, pour profiter de la vie. Dès
cet instant surgit l’amour, l’amour ou le désir, l’amour et le désir. Comment Ahmed
va-t-il assumer ces deux émotions ? Farah, elle, sait ce qu’elle veut et
elle veut ce qu’elle désire.
Tous les deux, inscrits dans le même
module de littérature comparée, étudient
la poésie arabe et les contes amoureux des XIII et XV siècles. « Du désir,
du désir et encore du désir » déclame l’enseignante devant Ahmed médusé. D’une
voix sèche qui surprend, elle cite Le Fou de Laylâ … fou d’amour.
Elle demande à ses élèves de savourer
l’érotisme exacerbé de ces textes, des cent mots pour décrire les états
amoureux avec leurs multiples subtilités, la tendresse, la passion, la
séduction, le manque, le sexe jusqu’au transport mystique. Elle leur transmet
ces mots arabes chargés de sensualité, ces mots, « ces petits sons de
bouche » dont on ne se méfie pas assez qui disent le désir divin comme le
plaisir de la chair, les délices du corps, de l’ivresse et de la jouissance
« Abandonne toi à la jouissance, délecte toi » dit-elle à Ahmed pris
d’une extinction de voix quand elle l’interroge sur le chant de l’ardent désir
d’Ibn Arabi. Il ferme brutalement le livre Le Jardin parfumé que
lui tend Farah « c’est pas de la littérature, ça ». Il s’effraie des
mots trop crus qui définissent le pénis. Il ne veut pas savoir. Pour lui
l’amour pur ne peut être consommé. « Donne-moi ta main que je la mette sur
mon cœur et après je m’en irai » dit-il. Ahmed loue la signification spirituelle de la
poésie qu’ils étudient ensemble à la bibliothèque alors que Farah lui en montre
la voie charnelle. Cette équivoque des mots qui
célèbrent le corps qu’Ahmed refoule et que Farah incarne si bien par sa volupté
et sa sensualité est filmée dans une scène pleine d’humour. « A
l’impossible » est tatoué sur le bras de Farah.
Ahmed est autant bouleversé que
surpris par ces textes qui chantent l’amour et le désir, la rencontre des
corps. Ces poèmes font partie de sa culture et pourtant il les ignorait
« Tu trouves pas dingue qu’on connaisse rien à notre culture »
dit-il. Ahmed est divisé par cette rencontre féminine. Il doute. Il ne sait
plus où il en est. La caméra nous le montre seul, séparé des autres qui restent
dans le flou. Un ami au regard
jouisseur, loue la présence féminine et ce qu’elle lui enseigne « je ne
pourrai plus m’en passer, mon frère ». Un autre le somme de faire
respecter l’honneur de sa famille et lui demande de faire taire les mots d’amour
que sa petite sœur délurée échange avec son amoureux. Enfin se dresse l’image
du cousin qui ne doute de rien, bien cadré dans sa vie avec un travail assuré
et un futur mariage traditionnel. Lui ne comprends rien à la poésie érotique. «
C’est pas notre culture ça, mon frère. C’est l’image que tu veux montrer de
nous. Sors de chez moi» dit-il. Pourquoi Ahmed ne travaille-t-il pas comme les
autres, pourquoi n’affiche-t-il pas sa virilité ? Pourquoi son corps si
bloqué, si raide et froid parvient-il à s’animer au son de la musique arabe, à
la lecture des textes, à la vue d' « une écriture à l’envers » ?
De nombreux jeux de miroir dans le film nous le montre en quête d’identité. Que
veut-il ?
C’est Farah qui lui montre les
voies de son désir. Elle lui offre le livre de Camus «
l’étranger ». C’est lui, l’étranger
à sa propre culture. C’est elle qui écrit l’arabe, cette langue mystérieuse
qu’Ahmed ne lit ni ne comprends et qui lui manque. Farah lui adresse un poème qui reste lettre morte entre les mains
d’Ahmed. On le voit embarrassé par cette lettre qu’il touche amoureusement
comme s’il s’agissait du corps de Farah et qu’il ne peut traduire. Il se tourne
alors vers son père pour en trouver le sens. Ce père était journaliste en
Algérie. Il est maintenant chômeur en France où il s’est exilé et n’a pas
trouvé sa place. « J’aurais préféré mourir là-bas » dit-il. La magie
de cette lettre réveille soudain ce père mutique qui peut enfin parler avec son fils.
Il lui signifie sa douleur d’exilé, les blessures du colonisé jamais pensées. « Tu
peux savoir » dit-il à Ahmed qui lui reproche de ne pas lui avoir appris
l’arabe. Tu peux apprendre cette langue et ce qu’elle transmet. Ce père connait
cette littérature érotique méconnue de son fils et les douleurs de l’amour «
C’était la belle époque ». Un oui à l’amour et au désir.
La dernière image nous montre Ahmed dans les
bras de Farah à qui il vient de faire l’amour… La première fois. Son visage est
tourné vers le spectateur. Que veut-il nous dire ? Maintenant, je suis un
homme ? Le désir est plus important
que la jouissance ? Que devient l’amour ? Ahmed va-t-il pouvoir se
révéler ?
Dominique Fraboulet