Un Autre regard dans le cinéma

 




Un Autre regard dans le cinéma, le Female gaze

 

Dans son livre sorti en février 2020 Le Regard  féminin, une révolution à l’écran, Iris Brey nous invite à nous interroger sur le sens caché des images.

Nous sommes formatés, dit-elle, aussi bien spectatrices que spectateurs, par des dizaines d’années de cinéma fait par des hommes avec leur regard à eux. Mais n’y a-t-il pas une autre façon de regarder ? Que serait un cinéma qui adopte le point de vue de la femme ?

Qu’est-ce que le male gaze théorisé par Laura Mulvey dans les années soixante-dix. Qu’est-ce que le female gaze dont nous parle Iris Brey ?

Dans le cinéma dit male gaze, explique Laura Mulvey, la femme est soumise au regard des hommes. Elle est réduite à un objet, fétichisée par une caméra qui la déshabille du haut vers le bas, avec des gros plans sur ses seins, ses fesses, son sexe et ses jambes jusqu’aux pieds. Elle est montrée, offerte en spectacle par un regard masculin qui la domine et la possède. Le regard est asymétrique : l’homme, voyeur, mu par une pulsion scopique, regarde, et la femme est regardée,  souvent à son insu. Ce cinéma présente une triangulation entre spectateur, caméra et héros qui regardent tous dans une même direction, la femme comme objet désirable. Iris Brey nous dit que nous sommes tous les produits du male gaze, spectatrices et spectateurs et que nous prenons du plaisir à nous identifier au héros et à adopter son point de vue. Ceci n’est pas sans créer une confusion chez les spectatrices. Comment fait-on, quand on est femme pour être désirée, aimée par un homme ? Est-ce en se positionnant comme femme-objet, belle et soumise tel que nous le montrent les films ? Ce regard male gaze nous semble tellement banal qu’on en vient à considérer, homme comme femme, que c’est comme cela qu’il faut faire et penser.

Iris Brey, dans son livre, redéveloppe cette notion du male gaze à la lumière de l’actualité et nous propose une autre manière de prendre du plaisir en regardant des images, d’autres façons de créer du désir sans passer par la pulsion scopique et un rapport de domination. Ce nouveau regard qu’elle nous propose,  le female gaze, n’est pas l’opposé du male gaze. C’est une autre façon de filmer qui ne prend pas en compte le genre du cinéaste qui peut être un homme ou une femme.  C’est une autre esthétique du désir. C’est un autre regard qui donne une subjectivité au personnage féminin non pas soumise mais libre, agissante et en mouvement. Le.a spectateur.trice ressent son expérience sans pour autant s’identifier à elle. « On ne la regarde pas danser, on danse avec elle. » C’est une expérience de corps féminine, un ressenti qui invite au partage, aux échanges entre les personnages du film et même entre les spectateurs.trice.s et l’écran, comme deux surfaces qui se touchent et interagissent. Le.a spectateur.trice n’est pas tenu.e à distance, passif.ve dans son fauteuil, mais un dialogue s’établit entre le regardant et le regardé. Céline Sciamma parle « d’une ronde des regards » pour caractériser ce cinéma qui déconstruit les codes cinématographiques traditionnels pour en inventer de nouveau.

Cette façon d’aborder le regard au cinéma, soit du côté male gaze, soit du côté female gaze, n’est pas sans écho avec la psychanalyse. Laura Mulvey s’oriente de Freud et de son phallocentrisme. Elle explique que le cinéma procure un plaisir en rapport avec la pulsion scopique et que nous sommes tous des voyeurs. Elle dénonce une vision patriarcale du cinéma qui dirait comment se comporter en tant qu’homme ou en tant que femme. Iris Brey ne s’oriente pas de la psychanalyse mais adopte une approche phénoménologique et fait référence à Merleau-Ponty.

Pour Freud et Lacan, l’être parlant s’oriente à partir du phallus, seule référence sexuelle présente dans l’inconscient, laissant toute une part de mystère à la femme. L’homme ne peut atteindre la femme, en tant que partenaire sexuelle qu’en tant qu’il en fait son objet, objet a dit Lacan, qui vient causer son désir. Il ne peut l’atteindre qu’avec son fantasme, ce dont il jouit. Et la femme pour être désirée par un homme doit accepter d’incarner cet objet et d’entrer dans la mascarade phallique.

Pour les êtres parlants qui se situent du côté femme, nous dit Lacan, il existe une Autre jouissance, au-delà du phallus, une jouissance supplémentaire qui s’éprouve dans le corps mais ne peut se dire. Une jouissance liée à l’infinitude et à son absence de sens, à un Autre qui n’existe pas.

Il en est de même dans le female gaze, où le plaisir n’est pas lié à la satisfaction pulsionnelle mais à une expérience du corps tout entier, à un ressenti hors sens et sans emprise sur l’autre.

Iris Brey rejoint Lacan quand elle dit que le female gaze ne définit pas une essence féminine. Il n’existe pas qu’un seul corps féminin. Pour elle, comme pour Lacan LA femme n’existe pas. Elles existent une par une dans la multiplicité, sans code préétabli. 

De plus, Iris Brey affirme que le female gaze est indépendant du genre. Lacan écrit «  libre à chacun de se positionner côté homme ou côté femme » C’est un choix de jouissance. L’anatomie ne fait pas le destin.

Ainsi Le female gaze est un Autre regard dans le cinéma qui nous fait ressentir l’expérience du corps féminin sans savoir ni idées préconçues, une autre façon de filmer, une autre esthétique au-delà du male gaze, qui peut se rapprocher de l’orientation lacanienne au-delà de la psychanalyse freudienne.

 

Dominique Fraboulet