Le désert m'a réveillé






Raymond Depardon

« Le désert m’a réveillé »




Il était une fois la ferme du Garet, une cour fermée au sol sablonneux, tapie dans les vallons de la Saône-et-Loire, un garçon sensible, timide et solitaire qui se réfugiait dans le grenier pour ne pas voir ses cousines, un enfant curieux qui regardait au lieu de parler, qui rêvait d’Amérique comme Les disparus de Saint Agil. Ce film de Christian-Jaque, vu à l’école, avait effrayé Raymond Depardon, et lui avait provoqué une vive émotion. Il s’en souvient encore. La magie de l’enfance, le mystère et l’aventure se nouent à la magie de l’image et du cinéma. Alors quand à douze ans il s’empare de l’appareil photo de son frère qui s’en désintéressait, un monde s’ouvre pour lui bien au-delà de la ferme du Garet. A seize ans, à l’âge de l’éveil des sens, Il décide de monter à  Paris et quitte  la ferme du Garet, ce lieu de son enfance heureuse. Il se demande encore pourquoi, pour voir quoi ?  Comme le grand-père Marius, parti un jour sans prévenir à Paris  voir l’exposition universelle de 1900 ou…… voir quoi. Raymond Depardon est parti, non sans une grande culpabilité, mais sans céder sur son désir, bien seul mais bien libre.  

                                                                                                                  la ferme du Garet    
                                                                                                              photo Raymond Depardon


Il part à dix-huit ans loin au fin fond du désert, cet endroit mythique qui le réveille….. Pour retrouver le sable de la cour du Garet, les éleveurs Toubous qui lui rappellent les paysans de son enfance. Il part loin tout au bout de l’Afrique pour filmer la douleur « la douleur, c’est un mot qui m’est cher, c’est la vraie question ». « Comment ça va avec la douleur » ce salut africain lui rappelle la douleur de son père pour qui ça n’allait jamais bien, celle de ses parents qui se plaignaient de leurs rhumatismes et ne parlaient jamais du bonheur. Raymond Depardon est parti loin « pour vérifier que la terre était ronde » et qu’on revenait toujours à la ferme du Garet. « Il a fallu que je coure à l’étranger pour me sentir motivé pour revenir, il fallait passer par Djibouti pour découvrir la Meuse.» C’est dans le désert, au sommet d’une dune,  qu’il découvre l’horizon de son désir : filmer ceux qui sont enfermés à l’hôpital psychiatrique, ceux qui sont privés  de liberté par la justice, la France et le monde paysan de son enfance. Filmer pour laisser une trace de ce monde qui s’éteint, « d’où je viens ». « Je vais revenir, j’ai des petits remords.»

                                                                                                        photo Raymond Depardon



 Comme photographe-reporter au Sahara il court « pour illustrer l’information à la recherche d’images pour plaire » et rapporter la photo qui donne bonne conscience.  Poussé par le désir de voir, de témoigner, de dénoncer le monde en guerre, le voilà pris au piège du regard : le regard de Gilles Caron le regardant regarder un enfant moribond. Raymond Depardon acceptera que soit publiée cette photo bouleversante où le sujet est réduit à un pur regard, moment douloureux qui renvoie à cette question « qu’est-ce que je fais là, qu’est-ce que je suis ».

                                                            photo de Gilles Caron


« Il y a ce que je vois, il y a l’image et il y a le regard » dit Raymond Depardon qu’un journaliste a qualifié de « regardeur professionnel ». Mais qu’est-ce que le regard ? Pour la psychanalyse, le regard est du côté de l’Autre. Il n’est pas dans la relation imaginaire que chacun peut avoir avec son semblable. Le regard ne se reflète pas dans le miroir. Il interroge, il renvoie au désir, à cette question qui revient sans cesse chez Raymond Depardon « qu’est-ce que je fais là, d’où je viens, qui suis-je ? » Que me veut l’Autre ? Ce regard fixé sur l’image nous concerne tout aussi bien : nous sommes regardés par la photo. Là se trouve le talent de Depardon.


Le désert « mon territoire de désir ».  Après la mort de Gilles Caron et sa rupture avec le photojournalisme, Raymond Depardon filme le désert non plus peuplé de rebelles armés mais habité d’une femme dans La Captive du désert ou d’une femme aimée dans Empty Quartet. Dans ce dernier film, il est ravi par le corps sensuel de cette femme comme Dante par le regard de Béatrice. C’est avec beaucoup de sensibilité, de vérité et de pudeur que Raymond Depardon, en voix off, se raconte dans cette relation amoureuse faite d’attente, de déboires, de ratage. Il avoue son obsession d’homme, son fantasme d’emmener une femme aimée dans le désert, un lieu d’où elle ne pourra s’échapper, toute à lui. C’est « comme si je photographiais mon désir » dit-il, son désir d’être aimé, pour ne plus être cette personne délaissée, oubliée, abandonnée, seule. C’est là, dans le désert, que peut surgir pour lui le miracle de l’amour. 

Empty Quartet
photo Raymond Depardon

                                                                                                           La captive du désert
                                                                                                        photo Raymond Depardon


« Prendre » une photo, tirer vite et dégager, au bon moment, à la bonne distance : il y a une violence dans ce geste pulsionnel du photographe toujours un peu voyeur, « prédateur » aux aguets, qui viole l’autre, dit Raymond Depardon. A cet « instant décisif » c’est peut-être « l’inconscient qui gouverne » dit-il, le sens de ce que  montre le photographe lui échappe. Comme le dit Jean Rouch  « il voit ce qu’il ne sait pas ». C’est dans l’après coup que survient la nécessité de réintroduire du sujet, d’accompagner la photo d’un texte « pour faire la soudure entre ce que je pense et ce que je photographie » dit Raymond Depardon. Dans des textes touchants et poétiques, à la première personne, il dévoile sa vérité devant un réel insaisissable, sa solitude et sa difficulté à se trouver lui-même. La photographie devient « une image » une image qui révèle un homme dans sa grande fragilité.


Est-ce pour se situer du côté de la vie que Raymond Depardon s’est tourné vers le cinéma « une image avec sa bande son » à différencier de la photographie, toujours « du côté de la mort ». « La parole m’apaise, les mots me rassurent » dit Raymond Depardon. Dès lors, il ne s’agit plus seulement pour lui de donner à regarder mais aussi de «  dégager l’écoute » de la souffrance de l’autre, et de la sienne. L’image de cette petite fille avec des mouches autour des yeux, à qui Raymond Depardon parle avec attendrissement dans En Afrique, humanise cette terrible photo silencieuse de Gilles Caron au Biafra. 

En Afrique
photo Raymond Depardon


« Il faut retourner la caméra vers soi. » Avec Errance, le retour à la ferme du Garet se révèle un retour sur lui, d’où il vient, et révèle ce qu’il est, un grand Amoureux.


« Le rapport à l’image est une rencontre » disent les Saintes Ecritures. Maintenant « je peux filmer ce que j’aime le plus au monde, les gens tout simplement » conclut Raymond Depardon. C’est ça la magie du cinéma, vouloir transmettre une émotion et trouver une histoire d’amour.



Dominique Fraboulet