Ce qui se voit, ce qui se dit, ce qui se cache en 2020

© Manon Gonnet

Table ronde cinéma et psychanalyse 2020

Ce dernier samedi du Festival, de nombreux auditeurs assistèrent à la conversation annoncée « quand des réalisateurs rencontrent des psychanalystes, la surprise est au rendez-vous » avec Anne Delseth, membre de la nouvelle équipe de programmation ainsi que trois des réalisateurs sélectionnés pour leur premier film : Alexe Poukine pour Sans frapper, Antoine de Barry pour Mes jours de gloire et Anna Sofie Hartmann pour Giraffe. Ils répondaient aux questions posées par Guilaine Guilaumé et Gérard Seyeux, membres de l’Ecole de la Cause freudienne et Dominique Fraboulet qui animait la rencontre. 

Extraits...

Anna Sofie Hartmann, Anne Delseth, Alexe Poukine, Antoine de Barry © Manon Gonnet

Le regard

Dominique Fraboulet En guise d’introduction je voulais poser la première question : Raymond Depardon dit qu’il « parle avec le regard », en est-il de même pour vous ?

Alexe Poukine  Je dirais que c’est plus une histoire de point de vue que de regard même s’il y a toujours un regard dans les films. Comme nous disait notre professeur « Quand vous avez un point de vue, vous êtes obligés d’exclure tout le reste, parce que le point de vue limite la vue, mais sans point de vue vous ne voyez rien. »

Anna Sofie Hartmann  Effectivement, dès qu’on choisit de filmer quelque chose, ça devient un point de vue puisqu’on exclut tout ce qu’il y a autour, même si le regard, le mien, est complètement intégré au film. Mais je laisse de l’espace au spectateur pour qu’il pose le sien. 

Antoine de Bary  L’idée du point de vue, c’est, à partir de mon intuition et de mon émotion, raconter une histoire qui est singulière et qui n’appartient qu’à moi. C’est être confronté à mon propre désir. 

Malaise dans la civilisation

Gérard Seyeux — J’ai repéré, dans vos films, différentes déclinaisons du malaise dans la civilisation.

A.d.B. — D’une certaine manière, le malaise c’est, non seulement être soumis à une espèce d’injonction à la réussite, mais, en plus, devoir réussir jeune. Il n’y a plus cette idée d’avoir du temps pour grandir. Si on ne fait pas tout rapidement on est considéré comme un looser. Mon personnage, qui a été acteur jeune, a cru être arrivé à sa place avant tout le monde. Pour autant avoir de l’argent, une situation, tous ces éléments qu’on assimile à l’âge adulte, ne fait pas tout.

A.P.  En ce qui me concerne, quand j’ai commencé mon film, il y a 5 ans, personne ne parlait vraiment du viol et si je l’avais fait 2 ans après, ou 2 ans avant, il n’aurait eu aucun succès. Il est arrivé au bon moment, au bon endroit et c’est assez bouleversant.

A.-S.H.  Alors qu’on peut, comme je le fais, voyager ou travailler partout dans le monde et dans cette Europe où on est tous fluides, avec les mêmes influences, dans le même temps les connexions, les rapports, craquent, se rompent. Et se pose la question des racines : à quel endroit est-ce que j’appartiens ? Alors, bien sûr je m’intéresse à la société qui m’entoure. J’essaye toujours de mettre en relation mon sentiment personnel et une vue un peu à distance.

A.P.  En fait, c’est très difficile de savoir où on commence en tant qu’individu et où la société commence en nous. Parfois il est moins douloureux de suivre le désir de la société  parce qu’on a les fantasmes que la société nous permet d’avoir. Prenons le fantasme de domination par exemple : beaucoup de féministes m’ont dit avoir du mal à l’exclure de leur vie intime. Cela demande d’inventer autre chose, ce n’est pas si facile de s’affranchir d’une société.

Dominique Fraboulet, Gérard Seyeux, Guilaine Guilaumé © Manon Gonnet

Et l’inconscient ?

G.S. — J’entendais Olivier Assayas dire ce matin, « tous les films doivent se réinventer de l’intérieur », le film se crée presque à l’insu du plein gré du réalisateur. Qu’en pensez-vous ?

A.-S.H. — À chaque film c’est différent, il faut réapprendre comment on fait. Le film vient de l’intérieur mais la diffusion le fait passer à l’extérieur. Et à partir du moment où il est vu, même par moi, il se transforme tout le temps bien que les images soient définitivement fixées sur la pellicule. Il est instable.

A.P.  Et quand bien même vous auriez exactement les mêmes collaborateurs que dans le film précédent, vous auriez des surprises. Le film se réinvente à toutes les étapes de son écriture et se réadapte en fonction des contingences. Il y a la réalité. On dit souvent qu’on trahit le scénario au tournage et qu’on trahit le tournage au montage. Je ne comprends mes films que lorsqu’ils sont finis. Je m’étonne toujours que des spectateurs y voient ce que je ne sais pas voir. On fantasme un film comme on fantasme notre vie.

D.F. — Justement, c’est une question de savoir s’il y a de l’inconscient dans le film ?

A.d.B. — C’est en commençant une analyse que je me suis mis à écrire et le fait de réfléchir à moi-même et à ma place dans le monde m’a aidé.

A.P.  Je suis tout à fait d’accord avec toi. Il y a forcément quelque chose qui nous guide inconsciemment dans tous les choix auxquels on est confronté au quotidien en tant que réalisateur et si on est sincère, ça fonctionne.

G.G. — On entend souvent « quand on entre en analyse on ne peut plus créer ». Ce que vous dites, au contraire, détruit ce cliché.

A.d.B. — Oui, j’ai repris mon analyse la semaine dernière car je n’arrivais plus à écrire ! J’y suis retourné en courant ! La psychanalyse est une manière de se re-confronter à son désir, à soi-même, à ce qu’on veut. Mon premier film a pour sujet le passage à l’âge adulte et ça correspond à cette étape pour moi aussi dans la vie.

A.P.  On est tous, autour de cette table, en analyse ! Le premier film qu’on fait est sur son père ou sa mère, le second l’inverse et le troisième sur soi, sur ce qui nous concerne vraiment en tant qu’individu. Je suis rentrée en analyse parce que je n’arrivais pas à finir ce film. Par peur de décevoir mon analyste, à chaque séance j’arrivais avec un bout de film. Au fur à mesure j’ai réussi à le faire. J’ai fait pareil pour le second. Là, je suis en train de lui parler du troisième … mon analyste est mon agent en fait !

A.-S.H. — Moi aussi je suis en analyse, ça m’a libérée. Au contraire d’être un empêchement, c’est une aide pour continuer, pour vivre et pour agir.


Le temps

G.G. — Ce que vous dîtes à propos de l’analyse me fait penser à ce qui m’a frappée dans vos trois films, la question du temps. Pour Alexe et Anna Sofie, le temps se déplie alors qu’Antoine, lui, filme avec un rythme très soutenu. Comment cette question du temps vous habite-t-elle ?

A.-S.H.  Il y a ce rythme qui s’inscrit dans le matériel cinématographique et auquel je ne peux échapper. C’est mon style, il est là, c’est le bon, c’est moi.

A.P.  Oui, dans un film on ne fait jamais l’économie de soi. On peut essayer mais ça rate et le rythme, c’est exactement ce que tu dis Anna Sofie, tu ne le choisis pas. Ce n’est pas du tout intellectuel. On le sent en tant que réalisateur et à la fois comme spectateur de son film en construction.

A.d.B. — Je suis assez d’accord. Je m’en suis rendu compte à mes dépends aussi. J’ai peur du silence, j’ai trop tendance à parler et le film est fait de la même manière. Cela fait partie des intuitions. Le montage est une succession émotionnelle sur laquelle tu t’accroches de scène en scène. Rompre le temps constamment est un coté assez effrayant du cinéma et fascinant à la fois.

A.P.  En fait, vous devez faire un choix à partir de tous les rushs que vous avez pour construire un seul récit. Le récit est juste une histoire de montage. C’est pour ça que je fais des films. Même les pires trucs sont acceptables s’ils sont bien emballés.

A.-S.H. — Avec le montage, on peut tricher, reformuler, créer, comme si on créait une musique. Il s’agit pour moi de suivre mes émotions pour créer une sorte de rythme.  Je vais utiliser une métaphore : au fur et à mesure du montage, on enlève de la matière à partir d’un bloc comme une sculpture et ensuite ça se révèle.

A.P.  Et à un moment donné il faut accepter la perte - perte du temps, perte de l’énergie, perte de la matière et c’est un acte énorme.


La nécessité

D.F. — Anne, est-ce qu’il y a eu un fil rouge qui pourrait relier les films que vous avez sélectionnés cette année. Sur les douze films il y a quatre documentaires, est-ce l’effet Depardon ?

Anne Delseth Je ne crois pas qu’il y ait un fil rouge si ce n’est ce qui ressort de cette discussion - les questions de point de vue, du regard, du malaise dans la civilisation, du temps - et qui rejoint ce qu’on essaye de faire. Ce n’est pas en ces termes, documentaire ou fiction, que l’on réfléchit mais plutôt comment faire un programme qui raconte en une dizaine de films ce qui nous a été proposé du monde dans les deux mille sept cents films visionnés : les réseaux sociaux, la sexualité, le rapport à l’amour. On choisit plutôt le film qui montre en quoi cela témoigne de notre génération plutôt que celui qui dénonce une dérive.

Nous cherchons à répondre à la question : y a-t-il urgence à montrer ce film, à ce qu’il fasse partie de notre sélection ? pas du coté originalité mais du coté d’une nécessité, d’une impossibilité à ne pas le programmer au risque de ne plus être moi-même si je ne le montre pas.


Et la Vérité ?

Question  Public — Qu’est-ce qu’un vrai documentaire ?

A.P.  Où est le documentaire, où est la fiction ? À partir du moment où il y a une caméra vous changez déjà la réalité. Mettre une caméra, ne serait-ce qu’une caméra de surveillance, c‘est déjà un point de vue sur cette réalité, donc déjà un changement de la réalité ; le vrai documentaire n’existe pas, la vraie fiction n’existe pas. Quand vous faites une fiction, vous faites un documentaire sur vous en train de faire une fiction. Dès qu’on enregistre la réalité c’est fini, il y a déjà un biais. Cette histoire de vérité m’échappe forcément et échappe à tout réalisateur.


Écriture

Question Public, M.-C. Chauviré J’ai trouvé qu’il y avait des parallèles avec la psychanalyse ; on dit qu’il faut beaucoup parler mais ce sont les coupures qui renseignent sur  ce qu’on veut dire et le fait qu’il faut lâcher à la fin beaucoup de ce qui a été dit pour arriver à quelque chose qui fait comme un os et aussi un style, un sinthome comme on dit dans notre champ. Et je voulais savoir quel rapport vous aviez avec l’écrit, le texte ?

A.P.  En France comme en Belgique et dans une grande partie de l’Europe, pour avoir une subvention, il faut en passer par l’écrit. Il y en a ceux qui y arrivent très bien et d’autres qui font écrire leur dossier soit qu’ils écrivent avec difficulté soit au contraire que leur écrit est trop littéraire pour obtenir une subvention. C’est très étrange parce qu’entre écrire un film et réaliser un film il y a un fossé énorme. Comment les films qui sont entièrement basés sur des choses minuscules, très délicates, très impressionnistes, comme le tien Anna Sofie, arrivent-ils à convaincre une commission ? Du coup, moi j’écris en cherchant à être le plus proche possible de mon désir de ce film et bizarrement le film ressemble très fort au dossier d’écriture bien que je sois passée par toutes sortes de circonvolutions ensuite.

A.d.B. — Je suis assez d’accord. Il y a ce truc de l’auteur en France et en Europe. Pour moi l’écriture, le scénario, c’est un outil de travail, c’est une étape primordiale pour penser la thématique, la construction de son film. Mais dès le premier jour du tournage, tu peux le jeter car tu es soumis à tellement de contraintes comme le coût d’une scène que tu avais prévue différemment par exemple, que tu finis par oublier ce qui est écrit. Tu es obligé de lâcher le scénario, l’écrit. Bizarrement, quand je lis un scénario, je repère principalement les dialogues et les décors - intérieur jour, appartement, personnages - et ensuite je passe très vite sur les didascalies car finalement, ce n’est pas l’appartement décrit page quatre que tu trouveras  au repérage mais un, qui, différent, te l’évoquera et correspondra à ce que tu voulais raconter. Je m’en suis rendu compte avec un scénario sur lequel j’avais passé des journées et des journées, que j’ai retrouvé dans ma poche de veste où il a fini écrabouillé sans que je l’ai relu. À contrario certains écrivent pendant des années et n’osent pas jeter un scénario qui tout à coup devient sacré comme si c’était une œuvre littéraire.

A.-S.H. Moi aussi, j’écris longtemps. J’écris la mi+se en scène et le scénario pour le financement. Il y a des scènes écrites pour les acteurs. Avec les non professionnels les dialogues viennent au fur et à mesure des répétitions. Je sais ce que je veux communiquer, le sens, des sentiments, une atmosphère plus que les mots. Comme je n’ai aucune mémoire auditive, je n’ai aucune idée de ce qu’on a dit dans les conversations préalables. C’est comme ça que je peux travailler. J’ai regardé un film de Depardon hier, je n’ai rien compris, c’était en dialecte mais on percevait bien l’ambiance, l’écriture.


Et à la fin de cette table ronde riche en révélations, rendez-vous est pris pour la prochaine édition du Festival Premiers Plans.


Colette Baillou




Photo Manon Gonnet
Antoine de Barry





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Anna Sofie Hartmann


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Alexe Poukine



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Anna Sofie Hartmann, Anne Delseth