Tout ce qui ne tue pas
Sans frapper
un film d'Alex Poukine
« Sans Frapper » est le
titre français du premier long métrage d’Alexe Poukine. Ce titre évoque à la
fois « entrer sans frapper » ou « sans demander » il évoque aussi « sans
violence physique ». Le titre anglais « Tout ce qui ne tue pas »
évoque la phrase de Nietzche « tout ce qui ne tue pas rend plus
fort ».
Ce nouveau film traitant du viol,
dont le scénario a été écrit avant l’affaire Me-Too, n’est pas comme les
autres. Mais en quoi est-il si différent ?
Alexe Poukine, la réalisatrice,
nous invite à faire un pas de côté et à sortir de la dichotomie
victime-bourreau. Elle ne filme jamais l’acte. Dans une mise en scène très
subtile, elle donne la parole à quatorze acteurs, hommes et femmes qui tous
racontent le viol d’Ada, chacun à sa façon. Cette lecture entre en résonance
avec leur propre histoire. Leurs réactions sont parfois contradictoires, ambivalentes,
ambiguës, et nous laissent dans la perplexité et le flou.
« Pourquoi y retourne-t-elle
trois fois ? Qu’est-elle venue chercher ? C’est impensable. C’est par
attirance. Elle l’a cherché. C’est pour réparer, pour reprendre le pouvoir, pour
donner du sens à ce qui n’est pas représentable ? Et pourquoi une fille,
aussi bien qu’un garçon, n’aurait-elle pas le droit de tester quelque chose, d’aller
« à la chasse » ? Mais à quel
prix rencontre-t-elle ses « démons de plaisir à la soumission ». Au
prix d’une sidération du sujet qui ne peut plus rien penser ni rien dire, qui
se dissocie de son propre corps qu’il n’habite plus « je regardais la scène
depuis le plafond. Je n’existais plus. »
« Je ne suis pas sûre de ne
pas y être pour quelque chose » dit Ada. Surgit alors la honte de soi
et la haine de l’autre. Elle se sent
coupable de cet acte. C’est pourquoi elle se tait. Ada veut refouler, oublier
ce traumatisme « je peux bien gommer cinq minutes de ma vie ». Mais
le corps se souvient et la met à mal tous les six mois, l’obligeant toujours à détruire ce qu’elle
avait péniblement construit dans sa vie. Suite au mal qui la ronge, Ada consent alors à regarder cette blessure de
plus près, à retrouver « ce fantôme qu’elle avait laissé ». Commence alors le
douloureux parcours analytique qui la
fera passer de responsable à non
coupable et accepter la réalité d’avoir été violée.
Alexe Poukine nous montre avec
quelle difficulté le spectateur s’identifie à la victime et comment notre empathie diffère
avec l’interprétation de l’acteur qui rapporte les propos d’Ada. Peut-on
vraiment comprendre l’autre ? Comment dire l’indicible ? La
réalisatrice nous invite à dépasser notre doute « elle l’a cherché »
pour reconnaitre ce qui ne va pas : il s’agissait bien d’un viol «
il voulait pas me faire l’amour » dit Ada.
Alexe Poukine veut déconstruire
les clichés traditionnels que nous avons tous sur le viol, un acte violent
commis par un pervers. Elle rend responsable notre société patriarcale et son
injonction à la virilité pour les garçons, et à la soumission pour les
filles. Elle évoque « la part de responsabilité qu’on a dans le mal qu’on
nous fait » en acceptant d’être l’objet de l’Autre plutôt que d’affirmer son
propre désir « J’avais consenti au flirt, je n’avais pas consenti au
viol » dit Ada.
« C’est par l’amour que la
jouissance condescend au désir » dit Lacan. Alexe Poukine nous en donne
rait-elle un exemple : la troisième fois, le violeur dit à Ada « je suis amoureux de toi ».
A ce moment-là, elle sait que c’est fini, il ne la violera plus. Les limites
sont fixées « savoir ce qu’on aime dans le sexe et ce qu’on ne veut
pas ».
Alexe Poukine évoque la banalité
du mal : quatre-vingt pour cent des viols seraient commis par des amis,
des conjoints « qui ne sont pas des
monstres ». Avec courage, elle donne la parole au violeur qui vient
expliquer la raison de son acte. « Mais chacun veut oublier la honte
de ce qu’on est, et la culpabilité de ce qu’on a fait.»
Ce film est différent dans le
sens où il pose la question de l’écriture relayée par la parole de chacun et
donc soumise au point de vue. Et différent dans le sens où ce film est « une
traversée » pour Ada en tant que personnage
de l’histoire, et Ada en tant que coscénariste : se libérer de sa propre
histoire, de cette sale histoire.
Désormais, il n’y a plus de
souvenirs qui reviennent à son insu et la mortifient. Elle n’est plus la
victime. Elle est plus forte, comme le dit Nietzche.
« Je ne sais pas qui j’étais
avant, mais maintenant je sais ce que je
veux. »
Dominique Fraboulet