Ceux qui travaillent
Ceux qui
travaillent
De prime abord, Il s’agit d’un scénario banal mettant en
scène un homme, Franck, cadre supérieur dans une société de fret maritime qui
achemine, chaque jour, la nourriture du bout du monde jusque dans nos
supermarchés. Franck a consacré sa vie au travail pour assurer le confort de sa
famille, et, se trouvant licencié pour une faute grave, il remet toute sa vie
en question.
Ce film met en scène ceux qui travaillent, ceux qui
s’auto-aliènent au travail, jusqu’à perdre leurs valeurs fondamentales, « ces
cols blancs » à qui le système capitaliste fait croire qu’ils sont tout puissants alors qu’ils ne sont qu’un
rouage dans la machine. Ils sont trahis, non pour le crime commis mais parce
qu’ils coûtent trop cher. La faute, « c’est pas le problème. Tu coûtais trop
cher et on t’a licencié » s’entend dire Franck par ses patrons.
Il y a les autres, ceux qui n’ont plus de travail, ceux qui
ne peuvent supporter leur image dans le miroir et dans le regard des autres,
ceux qui ne sont plus rien, qui n’existent plus.
Et nous-mêmes spectateurs, nous sommes là dans le hors champ
du film avec notre hypocrisie et notre faiblesse à regarder ce que nous ne
voulons pas voir. « Quel prix sommes-nous prêts à payer pour notre propre
mode de consommation », c’est la question que pose Antoine Russbach. Car
sans cette chaîne de distribution, cette prouesse extraordinaire, cet effort
surhumain, nous n’aurions rien dans nos assiettes. Nous profitons tous du
système, nous sommes tous complices, mais que faisons-nous pour que cela
change ?
Le temps du film, le personnage de Franck (Frankenstein, dit Antoine Russbach) se complexifie peu à peu. Le
monstre provocateur insupportable laisse place à une personne qui souffre, un
être qui se fissure et s’humanise. Olivier Gourmet qui joue le personnage dit :
« pour l’incarner, il faut l’aimer. Et je peux l’aimer car j’ai essayé de
le comprendre ». La décision que prend Franck, horrible ou pas est une décision
humaine. Il est humain avec sa part
obscure, son acte est le symptôme d’un malheur profond. Le film nous amène,
nous spectateurs, à nous poser cette question « qu’aurions-nous fait à la
place de Franck ?» L’art de filmer les silences, les regards qui en disent
longs, l’absence de musique contribuent à nous laisser seuls sans réponse.
Antoine Russbach dira, à l’issue de la projection « il y
a des sujets qui me fascinent dans la société, des questions auxquelles je n’ai
pas de réponse, des zones d’ombre où tout devient incertain, des moments où nos
idéologies échouent ». Lui-même a évolué au cours du film et a
modifié son regard sur le capitalisme et le « costume-cravate » si
étranger à lui-même, il nous confie qu’il est dorénavant beaucoup plus nuancé.
Ce réalisateur sait rendre compte de la complexité de son personnage pris
malgré lui dans la violence du monde du travail et ne donne pas de réponses aux questions que son film pose. La caméra qui suit Franck ne nous dit pas où aller ni quoi penser. Ni
bien, ni mal, le film n’est pas militant ni manichéen, ce que révèle le
parti-pris des couleurs douces et grises des images, sans contraste entre
l’ombre et la lumière, sans blanc ni noir.
« Le cinéma est un outil formidable pour explorer
l’inconnu et penser le réel» dit Antoine Russbach. Tout l’art du
réalisateur est de déplacer notre regard de spectateur pour nous obliger à penser
la violence invisible du monde contemporain et celle qui est tapie au fond de
chacun, l’impossible à dire.
L’inconscient est là, dans le hors champ du film. Cette « chose » projetée sur Franck,
ce monstre qui nous arrange, n’est autre que « l’inquiétante
étrangeté » décrite par Freud qui surgit sur l’écran.
Mais la plus grande violence
du film n’est-elle pas la fin : après une parole d’espoir de Franck «
je ne veux plus faire ce genre de travail » succède la répétition :
pour 120000 euros, Franck accepte un travail compromettant. « Et vous »
dit Antoine Russbach, après la
projection « demain, après avoir vu le film, vous irez encore acheter le
dernier modèle de téléphone portable ». Dans cette violence, nous sommes
tous complices.
D Fraboulet
bande annonce Ceux qui travaillent