Va où il est impossible d'aller


Costa-Gavras au Festival Premiers Plans 2019
©Sandrine Jousseaume

Costa-Gavras 

Quel pouvait être le destin d’un jeune grec au sortir de la deuxième guerre mondiale et de trois années de guerre civile, fils d’un père résistant, proche des communistes et farouchement antiroyaliste, un père emprisonné à plusieurs reprises, laissant sa famille dans la misère et la peur, un père dont les enfants étaient de ce fait privés d’études supérieures.

C’était sans compter le cinéma, les films de cow-boys américains pour lesquels Costa séchait les cours, projetés dans des salles où « on entrait comme des voleurs ». Les films avec Françoise Arnoul, Nous irons à Paris « l’image même de la Française dont nous rêvions tous » ou M Le maudit qui l’avait tant ému. Plus tard les affiches d’Un Américain à Paris le détournent définitivement des machines Olivetti et du commerce de tissus auxquels son père le destinait. Ces films où tout semblait facile, euphorique, faits de couleur, de musique et de beauté paradisiaque l’avaient « envoûté » et les images « happé ». Toutes ces belles images qui prenaient vie éveillaient en lui le désir d’un autre destin. 

« C’est les études qui font le destin » disait sa mère presque analphabète ou encore « il n’y a pas d’espace pour lui, laisse le économiser pour qu’il parte hors d’ici ». « Hors d’ici » les paroles maternelles lui donnent des ailes. Le destin, est-ce celui auquel on se soumet ou est-ce celui que l’on se forge. « Aller là où il est impossible d’aller » comme écrivait Kazantzakis. Apprendre le mystère de l’écriture, les secrets de la langue, avec satisfaction et inquiétude, apprendre « les mots qui racontent la vie, les hommes, les femmes et qui vous permettent d’aller là où il est impossible d’aller ».

Une fois accumulées, non sans quelques déboires, des économies, il décide de venir à Paris pour faire des études de lettres à la Sorbonne. Le destin passe par l’amour des mots et l’écriture.

Mais là encore c’était sans compter sur une rencontre à la cinémathèque, celle d’Henri Langlois qui lui fait connaitre un autre cinéma, une autre écriture. Il découvre une autre interprétation qui passe par la subjectivité. « Tout est subjectif, le nier c'est tricher » dira-t-il plus tard.

Et la voie du destin s’ouvre à nouveau, il lâche La Sorbonne pour l'IDHEC, l’écriture littéraire pour l’écriture cinématographique. Le succès de son premier film « un scénario écrit comme un exercice » et non destiné à la réalisation, le propulse dans l’aventure du grand cinéma.

« Faire un film » nous dit Costa-Gavras à Premiers Plans, « c'est exaltant et terrifiant, il y faut du plaisir. Les films sont des passions soutenues par quelque chose d’intérieur et de profond » par les yeux bleus de sa mère qui pétillaient à chaque fois qu’elle le sermonnait pour ses bêtises, par le bleu du ciel et de la mer de sa Grèce natale, par les yeux bleus de sa fille et de sa femme à qui il avait dit « fais-moi une petite fille avec les yeux bleus de ma mère » ce regard à jamais perdu et toujours à retrouver. 

Ses films surgissent aussi de la faille profonde de l’injustice, de la colère, de la révolte qu’il a pu ressentir enfant et de la peur, la peur du plus puissant que soi. 

Son cinéma est également soutenu par la parole paternelle « tu fais face, tu te demandes pourquoi». Il faut comprendre la personne humaine, la pire comme la plus admirable, l’amour et la détresse, les mystères terrorisants et fascinants de la naissance et de la mort, savoir pourquoi le pope psalmodiant la prière des morts avait le visage tourné vers le ciel alors que son grand-père avait le doigt tourné vers le cercueil qui se recouvrait de terre. Il lui faut aller jusqu'au bout par amour de la vérité, aller là où il est impossible d’aller, sans oublier d’où il vient, qui il est, ni le plus fort ni le plus grand ni le plus riche mais différent. 

Le cinéma de Costa-Gavras est politique en ce sens que la politique est au fond de son être, de ses questions et de sa division d’enfant. L’anti-royalisme de son père avait pour origine la guerre contre les Turcs, l’idée d’un roi « imbécile » qui voulait restaurer la grandeur de Byzance et dans laquelle il avait perdu la guerre et tous ses amis. A l’opposé, il avait l’idée d’un monde meilleur apporté par la démocratie « une grande et belle dame, une magicienne » grâce aux communistes. Dans son enfance, également, l’oncle Lambros, officier de l’aviation, qui les protégeait mais tuait des communistes est rétrogradé pour avoir dit « ceux que j’ai tués étaient aussi des grecs ». Dans ce monde où le frère tuait le frère « je ne comprenais pas d’où viendrait le monde meilleur ». Fallait-il se soumettre à la patience pacifique de sa mère « ce malheur passera comme les autres » ou aller là où il est impossible d’aller.

S’il concerne la politique, le cinéma de Costa-Gavras n’est pas là pour servir une idéologie mais pour faire des images là où les mots peuvent parfois manquer. Il réveille, il montre ce qui ne va pas dans notre monde, les incohérences, les contradictions et leurs conséquences. Costa-Gavras nous dit ce qui le choque et l’émeut, comment il a dépassé la misère de son enfance, habité par l’élan et l’espoir en utilisant l’humour, voire l’ironie et la dérision mais jamais le militantisme ni la morale.

Costa-Gavras, rattrapé par l’amour des mots écrits, cite Nietzsche dans son livre Va où il est impossible d’aller « pourquoi les grecs ont-ils eu besoin de la tragédie ? ». Plutôt que la confrontation du héros tragique à son destin découvrant l’horreur du mal qui est en lui, Costa Gavras préfère nous livrer cette histoire du petit garçon qui a vu un bloc de marbre chez le sculpteur et qui, revenant quelque temps plus tard, voit le corps d’une belle femme en sortir et s’exclame « comment tu savais qu’elle était dedans ». 

Dedans il y a l’horreur du mal mais aussi la beauté d’une femme et c’est peut-être cela « la réalité humaine dans sa vérité tragique » que Costa-Gavras a su porter au cinéma. 

Ne pas céder sur son désir « Va où il est impossible d’aller. »

Dominique Fraboulet