Quand des cinéastes et des psychanalystes se rencontrent

 





Quand des cinéastes et des psychanalystes se rencontrent.

 

Cette année 2023, l’Association de la Cause freudienne a reçu Mikel Gurrea, réalisateur de Suro, Annika Pinske réalisatrice de Talking about the weather, et Vicky Luengo, comédienne qui joue Elena dans Suro.

                                           

                                                     

                                                                                                                        bande annonce Suro

                              
                                                         

                                                                         bande annonce Talking about the weather


Dominique Fraboulet : Quel est le désir qui vous a menés au cinéma ? Quel souvenir fait que vous êtes là aujourd’hui ?

Vicky Luengo : Je ne me rappelle pas pourquoi je fais ça. Ma mère m’a dit «  tu as toujours voulu faire ça ».

Mikel Gurrea : Mes parents très cinéphiles regardaient « Au Nom de la rose » de JJ Annaud. Ma mère me dit d’aller me coucher. Et moi, je suis resté derrière le sofa, et j’ai vu caché, ce moment de la découverte du rendez-vous sexuel. Je ne comprenais pas ce que c’était mais j’ai senti quelque-chose qui me traversait, comme un secret. Pour moi cela a été très important parce que c’était une question.

Annika Pinske : J’ai grandi dans un milieu de classe ouvrière. Aller au cinéma c’est pas quelque-chose qu’on faisait. Mais je me posais des questions. Donc j’ai étudié la philosophie. Mais j’ai découvert qu’il n’y avait pas de réponses, il y avait encore plus de questions. J’ai découvert le cinéma par le biais d’un stage dans une société de production qui appartenait à deux femmes. Et je me suis dit « si elles le font moi aussi je peux le faire ».

 

Gérard Seyeux, s’adressant à VL : si, vous avez une réponse. La réponse est là de toujours. Le désir n’est pas toujours rationnel. Ce qui vous anime c’est un désir décidé. Et dans Suro vous interprétez ce qu’on appelle une femme forte, vous avez un désir très décidé dans ce film-là.

VL : Je sens que j’ai un vrai désir d’être comédienne mais je ne sais pas dire pourquoi. J’ai besoin de faire ça. Dans Suro, Elena est très claire sur son désir et elle fait ce qu’elle désire. C’est peut-être ça une femme forte, une femme qui fait ce qu’elle veut.

GS : Vous montrez ce qu’est la structure du désir. Ça pousse derrière même si on ne sait pas très bien ce qu’il y a devant mais ça vous y mène. 

AP : Je ne sais pas si Clara sait ce qu’elle veut. Elle sait ce qu’elle ne veut pas, vivre comme elle a vécu étant jeune et elle s’éloigne tellement qu’elle atteint un point de non-retour. Je ne me rendais pas compte à quel point le monde du cinéma était masculin et travailler avec des femmes m’a permis comme Clara d’atteindre des choses qu’elle n’aurait pas pu faire autrement. Je suis une femme née dans l’Allemagne de l’est qui veut faire des films. Il faut que je fasse quelque-chose pour la génération à venir.

 

GS : Notre fonds de commerce à nous c’est l’inconscient. Le scandale freudien c’est de penser qu’on n’est pas maître dans la maison. On est embarqué dans un bateau dont le pilote est un passager clandestin. Comment faites-vous pour faire valoir comme réalisateur comme comédien la dimension de ce qui vous échappe et qui pourtant noue le plus intime ?

AP : Avec mes comédiens je ne donne pas d’instruction du point de vue émotionnel. Je donne des choses très simples à faire et tout ce qui est sous-jacent vient de la mise en scène. Cela ne vient pas du comédien, de l’action, de l’éclairage ou autre mais cela vient de l’ensemble qui crée ce qui est en dessous.

MG : Le film Suro est une déconstruction de l’amour dans un cadre de conflits politiques et sociaux. Quand je suis en tournage, je suis pris entre l’idée de contrôle et de direction à tenir, et la flexibilité de choses imprévues qui peuvent traverser le film. Pour cela j’utilise deux comédiens professionnels et des acteurs non professionnels, des professionnels de la forêt qui créent une improvisation dans un scénario vraiment écrit. Nous pouvons vivre ces moments improvisés, des prises en silence.

VL : Pour moi dans la vie, le truc intéressant avec les gens c’est ce que je vois et que je ne comprends pas et ce qui est attachant c’est la fêlure. Quelqu’un de parfait tout le temps, je trouve que c’est pas vrai. Donc j’aime bien jouer des personnages qui ont des fêlures. Et pour faire ça j’ai besoin de savoir ce qu’elle cache, ce qu’elle ne veut pas dire. J’écris dans un cahier l’histoire du personnage et le premier jour du tournage j’oublie tout, je joue dans le présent, je ne peux pas jouer en pensant à ce que je dois faire, à ce que je dois montrer. Ce travail préalable est important car dans les gros plans, tu as l’information dans les yeux.

 

GS : C’est très intéressant cette idée de la fêlure. Audiard a dit « j’aime bien les gens fêlés parce que la lumière passe à travers ». Vous dites que je est un autre, qu’il faut faire valoir ça ; mais il faut l’avoir appris pour l’oublier. Sandrine Kiberlain ce matin disait que ça passait par le corps. Qu’en pensez-vous ?

VL : Mon corps ne sait pas que je suis comédienne. Donc quand tu es en train de tourner et que tu pleures beaucoup parce que tu perds ton amoureux, tu souffres. Ensuite tu vas dormir mais ton corps ne sait pas que c’est pas vrai, même si ton cerveau le sait. Alors tu continues de souffrir. Pour prendre soin de moi après un projet je suis obligée de faire un temps d’arrêt, me reposer et voir le truc avec de la distance. Le personnage c’est pas toi. Je me demande si pendant le tournage c’est possible d’être distancié. Moi pour le moment je ne suis pas capable de le faire et je ne sais pas si ça m’intéresse.

MG : C’est très similaire pour moi quand j’écris le film et quand après j’ai vu le film. Emotionnellement, ça me dépassait et je ne pouvais pas comprendre la relation entre moi et ce que j’avais fait. Comment trouver la bonne distance.

 

DF à VL : Vous incarnez la rage dans les films que vous jouez. Comment mettez-vous la bonne distance ou bien la rage fait-elle partie de vous en réalité ?

VL : La rage fait partie de tout le monde, c’est une émotion qu’on utilise pour se défendre. Ce qui est intéressant c’est pas de la montrer c’est d’essayer de la cacher. C’est ça que j’ai travaillé avec le personnage d’Elena. Elle ne dit pas, elle garde par peur de perdre ce qu’elle a. Et la rage à la fin du film, c’est l’unique solution qu’elle trouve parce qu’elle ne réfléchit pas. Elle vomit toute son émotion, les reproches, la haine, tout ce qu’elle a éprouvé pendant tout le film. La rage fait aussi partie de moi mais normalement je ne la sors pas. Donc le film m’a permis de sortir tout ce que je ne dis pas dans la vie. La danse finale a été une super libération pour moi. C’était pas la rage de Vicky car c’est dangereux pour un comédien d’utiliser sa vie pour jouer. Mais c’est vrai qu’à travers mon travail je peux faire sortir des trucs que moi dans ma vie je ne peux pas. Pour moi être comédien c’est être un canal et la rage si tu ne la juges pas, ça sort.

 

Question du public : Dans l’après coup de la réalisation du film avez-vous aperçu des choses nouvelles sur vous qui n’étaient pas là au moment où vous avez joué ?

MG : C’est important pour moi car le film est une fiction mais l’origine est une expérience personnelle. Quand le film est fini, je vais lâcher le conflit de ce couple que je voulais préserver, je vais me déplacer vers autre chose dans ma vie, occuper un autre espace.

AP : Quand je réalise un film c’est important pour moi de comprendre chaque personnage dans son être et ses motivations. Moi en tant que fille, je voulais comprendre ce que ça fait d’être une mère. Et en regardant le film je me suis rendu compte de ce que ça fait d’être une mère d’une femme adulte. Mère d’une femme, ce dont je ne me rendais pas compte quand je faisais le film.

AP : Chaque film change son point de vue sur le monde et sur soi-même.

 

DF : Un réalisateur nous a dit que son film avait été comme une psychanalyse. Qu’en pensez-vous ?

AP : Je trouve que c’est super dangereux. Si je veux me psychanalyser je vais voir un psy et j’ai fait ça pendant des années et cela a été super intéressant pour ma vie. Mais c’est vrai que lorsqu’un film est fini je vois des parties de moi que je n’avais pas connues avant parce que c’est mon visage, ma voix et cela me permet d’être plus tolérante avec moi et de comprendre. Quand je me vois faire des choses dans le film je me dis « ce serait peut-être bien de le faire dans ma vie ». Mais  utiliser  mon travail pour me psychanalyser, c’est dangereux car tu peux avoir des conclusions qui ne sont pas bonnes. C’est aussi valable pour les réalisateurs qui peuvent dire «  pense à ton père qui est mort ». Je trouve que ce n’est pas bien car tu ne connais jamais la santé mentale du comédien. Il peut être super-fragile.

AP : Je suis d’accord car en tant que réalisateur on a une responsabilité très lourde. Moi je me sens responsable du bien-être des comédiens et des personnes qui travaillent sur le plateau. J’ai besoin que mes comédiens s’ouvrent et ils ne s’ouvrent que s’ils se sentent en sécurité. Je pense que certains réalisateurs, au lieu de faire un film, devraient aller voir un psy car ils maltraitent leurs acteurs sur le plateau.

 

GS : Merci de ce que vous avez dit. Vous avez raison de pointer qu’il n’y a de psychanalyse que dans le cadre d’une demande à un psy. Nous avons nous, les réalisateurs et les comédiens  un terme en commun qui est l’interprétation. Qu’est-ce que c’est pour vous l’interprétation ?

VL : Pour moi, l’interprétation c’est être un canal, juste un canal sans jugement pour raconter une histoire avec les émotions que le scénario demande. Dans ma vie privée, j’ai besoin d’avoir beaucoup de contrôle partout, tout le temps. Et quand je tourne, c’est une façon de lâcher le contrôle. L’interprétation c’est comprendre la façon de vivre d’une autre et essayer de prêter ton corps pour être un canal pour une autre. C’est pour ça que je dis que les acteurs sont mieux quand ils sont de bonnes personnes. S’ils sont généreux, ils vont être un canal plus gros.

MG : Les réalisateurs sont des guides. Notre rôle est de laisser travailler le comédien. Et s’il est perdu dans le tournage nous posons les conditions de l’environnement.

AP : J’ai mon idée de la scène, de ce que je veux mais il y a aussi le comédien qui a une autre interprétation qui va rajouter quelque-chose en plus. C’est une collaboration ente nous pour mettre ensemble nos différents points de vue pour créer quelque-chose qui va au-delà. J’adore être surprise sur le plateau et quand la mayonnaise prend cela va au-delà de ce que j’avais prévu au début. Avec un psy, où se trouve le savoir ? Est-ce que c’est le psy qui sait la réponse et veut emmener le patient vers la bonne réponse ? Ou bien est-ce que c’est comme la réalisation, la réponse sort de la relation entre les deux ?

GS : C’est une question très intéressante qui nous anime beaucoup, la question du sujet supposé savoir. Quand une personne vient en analyse, elle suppose au psy un savoir que le psy va lui révéler. En fait c’est une méprise car le savoir c’est quand même la personne qui vient parler qui l’a.

 

Question du public : Vous dites que vous ne vous servez pas de votre expérience de la vraie vie pour faire votre personnage car vous trouvez cela dangereux

VL : En tant que comédienne je ne peux pas différencier si c’est Vicky qui est fâchée ou le personnage parce que ma voix c’est ma voix, les gestes sont mes gestes, je ne peux pas effacer mon corps. Mais ce qui est dangereux c’est d’utiliser mes souvenirs pour aller à l’émotion et ça je ne le fais pas. Mais si je suis en train de jouer un film et que je n’arrive pas à la rage je crée le souvenir du personnage. Par exemple dans Suro je me suis dit « pourquoi je suis arrivée là, je déteste la maison, je déteste mon copain, je suis toute seule avec mon bébé » et j’ai commencé à générer de la rage. La rage c’est à moi mais ce qui m’amène à la rage n’est jamais à moi. Si j’utilise ma vie pour ça, je vais tomber par terre parce qu’il y a plein de choses dans la vie privée qui font très mal. Il est très important de me protéger sinon je ne peux pas jouer. Si je suis mal dans ma vie je ne peux pas jouer.

AP : Quand je m’adresse à mes acteurs, je ne m’adresse pas aux acteurs mais aux personnages. Libre à eux d’utiliser ensuite les méthodes qui leur conviennent le mieux pour interpréter le personnage.

 

Question du public : La création d’un film n’est pas un lieu pour faire une psychanalyse. Pourtant l’histoire du cinéma regorge d’histoires de cinéastes qui ont fait de leur œuvre une résolution de leur question, un moyen de tenter de résoudre des questions existentielles. Je pense à Pialat, Truffaut qui n’ont pas mis de distance entre leurs œuvres et leurs problèmes personnels.

AP : L’histoire que je raconte n’est pas exactement la mienne mais il faut dire que de façon inconsciente il y a beaucoup de choses qui m’appartiennent et que je mets dans le film. C’est un film personnel mais ce n’est pas un film privé pour autant.

GS : Il s’agit de sa solution  à lui pour aller dans le monde avec sa singularité. C’est aussi la visée d’une psychanalyse. Il n’y en a pas une meilleure que l’autre. Nous avons l’habitude de dire dans notre champ que nous sommes tous des bricolés. Donc à chacun son bricolage.

 

Question du public à MG : Il y a aussi le désir de vos parents cinéphiles qui passe par le cinéma et que vous avez repris dans votre travail. Freud disait que les artistes ont un temps d’avance sur les psychanalystes. Ils ont trouvé leur truc sans avoir besoin de faire une psychanalyse.

MG : Mon père et mon grand-père étaient cinéphiles et moi je suis réalisateur. Alors oui c’est peut-être la continuation de quelque-chose.

 

Question du public : je me demande si la femme puissante en relation avec la question du désir, ce n’est pas tout simplement une femme qui s’autorise.

VL : Un jour en Espagne je faisais une interview avec des journalistes à propos de la série Antidisturbios et tous me disaient « tu es une femme forte » et j’ai dit « j’en ai marre des femmes fortes parce que maintenant il ne faut jouer que des femmes fortes. Une femme peut être faible ou forte, les hommes aussi ». Je comprends qu’on n’est pas habitué dans le cinéma à voir des femmes qui font ce qu’elles veulent. J’espère qu’on va arrêter de dire la femme puissante.

DF : Dans votre film Talking about the weather cette femme puissante, on la voit à un moment retrouver son amour de jeunesse et il y a une très belle scène où on la voit s’abandonner dans les bras de cet homme. Elle incarne les deux facettes d’une femme.

AP : Ce qui m’intéresse c’est pas de montrer une femme forte mais de montrer des personnages nuancés et plein de contradiction. Une femme n’est pas qu’une mère, elle peut avoir plusieurs rôles à la fois, plusieurs facettes.

 

Question du public à MG : Avec vos films vous donnez à regarder à d’autres, à votre famille qui était là dans votre souvenir de vos 6 ans.

Est-ce qu’on peut dire que vous êtes lecteur de notre monde. Comment êtes-vous traversés par les choses actuelles de notre monde ?

VL : On travaille avec sa sensibilité. Pour jouer tu dois être perméable. Mon jeu est meilleur ou pire et ça dépend du moment que je vis dans ma vie et autour. On ne peut pas séparer ça.

MC : Nous pouvons devenir cinéaste comme spectateur et passeur de l’expression de la vie. Quelle idée nous passons, il y a aussi notre responsabilité.

AP : c’est important de ne pas juger et montrer les choses dans leur ambivalence.

 

Question du public sur les symptômes et fantasmes des personnages.

AP : j’ai l’impression que ce travail se fait tout seul. Faire consciemment cet effort va refermer le champ des possibles. J’ai besoin de l’inconnu pour mener à bien le processus.

MG : Le début de l’écriture, c’est comme une promenade avec les personnages  et c’est inconscient. Mais à partir d’un moment le personnage sait ce qu’il doit faire et ce procès de structurer les conséquences est très conscient. Il y a toujours un équilibre entre le conscient et l’inconscient de ce qu’on veut découvrir. Mais si on savait tout quel serait l’intérêt de faire cette route ?

 

Dominique Fraboulet