Rien à dire
Chantal Akerman
réalisatrice
Rien à dire… jusqu’où ?
« Rien
à ressasser » disait mon père. « Rien à dire » disait ma mère.
« C’est sur ce rien que je travaille » dit Chantal Akerman.
« Rien à dire » sur les camps, les camps de
concentration où la mère de la réalisatrice et sa famille juive ont été déportées
pendant la guerre. Elle est revenue,
seule avec « un cœur mort ». Aucun mot pour signifier ce que cette
jeune fille de quinze ans a pu vivre là-bas, et comment elle a pu échapper aux
camps de la mort.
« Rien à ressasser » pour ce père qui a passé ce
long temps de la guerre dans une cave. Après la mort de son propre père qui
était rabbin, il a choisi de retirer sa fille de l’école juive, et a coupé les
liens avec la synagogue où Chantal aimait accompagner son grand père, où elle
aimait entendre la musique répétitive des psalmodies juives et la lecture du
Livre en hébreu. « Mon grand-père a disparu et tout le reste aussi, le
rituel juif qui disait ce qu’il fallait faire, j’en ai été privé.»
« C’est sur ce rien que je travaille » ce trou
béant qu’aucune signification n’est venue recouvrir, pas même celle de la
judéité. Sans accroche symbolique, elle tente de survivre malgré les quatre
cent coups et la dérive scolaire. Elle se définit elle-même comme une
« oukase » sans « aucune appartenance à rien, c’est à la fois
pénible et à la fois une énorme liberté ». Elle est née « vieil
enfant » qui ne sait pas évoluer dans le monde des adultes, toujours
ailleurs « j’erre dans le monde ». « J’avais un genre bien à
moi, et c’était mon genre. Un genre un peu négligé mais j’aimais bien…J’étais
comme ça et c’est tout. Différente enfin peut-être. »
A quinze ans, la découverte de Pierrot le fou de Jean-Luc Godard décidera de son destin. « Avec Godard,
j’ai vu que le cinéma était une sorte d’expression, chose que je ne savais
pas » « Si c’est ça le cinéma, je veux faire des films. » Dès
lors, elle va « faire des images » et réalisera son premier film à 18
ans sans être passée par une école de cinéma.
Chantal Akerman met en scène ce qui la torture et l’obsède. Elle
filme « Ce qui n’a pas été dit mais qu’on sait quand même ». De son
inconscient elle exhume des images qui parlent à tous, des trains qui passent,
qui grincent, qui déversent un flot humain vu de dos, un mur immense avec des
barbelés et un mirador, des hordes de gens aux regards tristes, implorants et
résignés, l’enfermement dans un appartement, dans une chambre. Ses films sont
hantés par les camps « mais ça je ne m’en rends compte qu’après les avoir
terminés. Quoi que je fasse, j’essaie d’y échapper, je retombe dedans ». Cet
innommable qui la taraude peut être traité aussi sur le mode comique, avec « le
rire qui permet de survivre à l’histoire ». Dans Demain on déménage la fumée qui sort du four de la cuisine rappelle
d’autres fours et d’autres fumées. Elle sait être drôle sur des choses
terribles. Elle balance entre le rire et le drame. Elle passe de la légèreté de
la comédie musicale ou d’Un Divan à
New-York au réel prégnant des documentaires sur l’exode, l’errance, le
rejet de la différence.
Pour la cinéaste, l’explosion de vie n’est jamais loin de
l’explosion de la mort. En témoigne son film Saute ma ville. Enfermée dans une cuisine, elle se met elle-même en
scène, se livrant à un curieux ménage, déballant tout des placards, cirant ses
chaussures avec frénésie et sans limites, le cirage débordant sur ses jambes,
jusqu’à la solution finale où elle se couche sur la gazinière après avoir
allumé le gaz. Elle devra lutter toute sa vie entre les deux pôles où la
maladie « son tissu pourri » l’enferme : entre les moments
d’implosion où elle parle toutes les langues, où elle voit en une fraction de
seconde tout un film, et les moments de dépression intense qui la cloue au lit
pendant de longues journées avec l’idée récurrente du suicide. « Je ne
peux pas faire ça à ma mère. Après quand elle sera plus là. »
Chantal oscille entre l’amour pour sa mère et le désir d’y
échapper. « C’est de la force de son amour que je puise la force de tout
ce que je fais. » Cette femme en sursis, sortie des camps avec « un
cœur mort » s’est adoucie très lentement, bien après la naissance de
Chantal, son premier enfant. Elle est devenue une mère juive avec ses mots
d’amour « cette nappe de sentimentalité… ça pèse, c’est trop ». Une
mère qui écrit à sa fille des lettres où rien n’est dit d’autre que le
quotidien, ce quotidien domestique et répétitif auquel Chantal veut échapper et
qu’elle met en scène dans Jeanne Dielman. « Elle va encore m’écrire
» De ce lien jamais rompu avec sa mère malgré sa fuite à New York, la cinéaste fera un film News from Home dans lequel elle lit les lettres de sa mère tout en errant
dans l’immensité de la ville. Elle reviendra auprès d’elle à Bruxelles et
repartira. For-Da freudien, va et vient incessant. Partant en errance avec sa
caméra sans savoir ce qu’elle filmera puis revenant créer une œuvre remarquable
dans la rigueur de la construction et la maitrise des cadrages.
« Je suis la fille d’une femme qui a été dans les camps,
en prison, esclave. Elle m’a transmis cela sans jamais en dire un
mot. » « Ce que je fais a beaucoup à voir avec ça, comment on
s’emprisonne soi-même et comment parfois on essaie de s’en sortir. »
L’enfermement dans des espaces clos, hôtels, appartements, chambres, est un
motif récurrent dans la filmographie de Chantal Akerman. Il est aussi la marque
de l’aliénation à l’Autre dont le sujet ne pourra jamais se séparer. Dès lors,
avec ce passé, comment faire pour vivre malgré tout, vivre maintenant car il
faut vivre.
Il faut vivre mais comment vivre l’état amoureux ? Chantal
aimait l’état amoureux et en a filmé les différents visages. Mais de même
qu’elle se demandait ce que cachaient les mots d’amour de sa mère « ces
mots pour retenir sa violence retenue pendant tant d’années » elle nous
montre l’ambivalence du lien amoureux : l’amour qui ravit et détruit, l’amour
qui captive, l’amour jaloux, l’amour qui rend fou, l’amour inaccessible,
l’amour qui attire et repousse, l’amour qui ravage. Elle n’hésite pas à affronter le réel du sexe et filme dans je, tu, il, elle, ses propres ébats
frénétiques dans les bras d’une femme. Elle n’hésite pas à dévoiler l’irruption
inassimilable de l’orgasme qui pousse Jeanne Dielman à tuer l’homme qui le
provoque. La folie n’est jamais loin de l’amour pour Chantal Akerman.
Ainsi, avec la création cinématographique la réalisatrice
s’affronte à la folie, à son réel, au désordre de son existence pour tenter d’y mettre des bornes. Elle essaie de donner une
voix au « rien à dire » de sa mère et témoigne d’une impossibilité à
rejoindre la vérité. Dans son dernier film No
Home movie, elle demande « maman, raconte-moi une histoire » à
quoi sa mère répond « tu veux que je te dise quoi ». Peu de
temps après la mort de sa mère et la sortie de son dernier film, Chantal Akerman
se suicide par pendaison.
Dominique Fraboulet